A première vue, un film d’action classique
Quand Demolition Man sort dans les salles nord-américaines en 1993, le shoot’em up de Marco Brambilla semble réunir tous les traits classiques du film de science-fiction musclé. On fait d’abord la connaissance de John Spartan (Stallone), un sergent de la LAPD avec de fort gros bras, bien décidé à mettre son pire ennemi Simon Phoenix (un forcené avec de non moins gros bras interprété par Wesley Snipes) hors d’état de nuire. L’histoire prend pour cadre une trame contemporaine et commune, soit le Los Angeles d’un futur proche mais violent, en 1996. Pas de bol, notre Sylvester Stallone est trop en forme, et dans sa tentative d’endiguer la folle prise d’otage de Wesley Snipes, le bulding explose : on lui fait porter le chapeau. Nos deux joyeux drilles seront alors les cobayes d’une nouvelle peine : la cryogénisation.
(John Spartan prend un dernier bain avant un bout de temps)
Quand Phoenix et Spartan se réveillent 36 ans plus tard, leurs gros bras n’ont pas changé. En revanche, Los Angeles, Santa Barbara et San Diego sont devenues une même et immense ville dans un terrible tremblement de terre en 2010. C’est à ce moment que le film gagne paradoxalement en finesse, alors même que le gentil Blanc et le méchant Noir évoluent dans un monde aseptisé où même leurs jurons sont devenus illégaux. Bienvenus à San Angeles, les garçons. Grâce aux travaux avisés du docteur Cocteau (l’instigateur de la cryogénisation), le crime est inexistant, les contacts corporels sont mal vus, le sexe est prohibé, et même le papier toilette n’existe plus (on utilise à la place trois mystérieux coquillages, qui déroutent même John Spartan, qui pourtant en a vu d’autres).
(adieu PQ, bonjours coquillages)
Mais sous cette société bien propre où le sel n’est littéralement plus autorisé dans la seule chaine de restaurant encore légale (Pizza Hut, dommage) s’en cache une autre, dans les immondes souterrains de la ville, où grouillent les résistants menés par Edgar Friendly (un Denis Leary chevelu), consommateurs de burgers au rat et autres joyeusetés subversives.
(pause gastronomie)
C’est une double critique qu’opère alors Marco Brambilla : aucun des deux mondes n’est satisfaisant, et l’entre deux plutôt droit dans ses bottes qu’incarne John Spartan est désemparé. La société construite par le Dr. Cocteau ressemble fort à celle qu’aurait pu construire Reagan dans les années 1980 si son programme « peace through strength » avait quitté le seul objectif de vaincre le communisme pour s’établir sur sol même des Etats-Unis. On sent l’œil désabusé de Marco Brambilla face aux promesses conservatrices d’une société stable et heureuse. L’autre extrême n’est pas tout à fait épargné non plus. Certes, les rebelles qui vivent dans les souterrains de la ville sont contraints de le faire, et presque tous crient famine. Mais Marco Brambilla ne soutient pas non plus l’ultralibéralisme des mœurs qu’ils prônent. Quand Edgar Friendly suggère d’aller « picoler, se démâter la tronche et retourner la ville », notre bon flic n’est pas du même avis. John Spartan suggère un « somewhere in the middle », ni trop réac ni trop crado. Qui l’eut cru ? Derrière les gros flingues d’un Stallone bodybuildé se dissimule un plaidoyer pour une Amérique débarrassée des excès qui la minent, pour un juste milieu qu’elle semble ne jamais savoir atteindre hors des salles obscures.
Un film d’action qui a conscience de lui-même
La vraie finesse de Demolition Man vient surtout du personnage de Lenina Huxley (Sandra Bullock), une policière née dans le monde pacifié, fan invétérée d’une ère qu’elle n’a pas connue mais dont elle fantasme le charme et l’adrénaline. Elle déborde d’énergie dans une société trop aseptisée pour elle. C’est tout naturellement qu’elle prend John Spartan sous son aile, et ça tombe bien puisqu’il ne la laisse pas de marbre.
(intérieur délicieusement suranné)
Lenina Huxley est une policière nourrie aux films d’action des années 1980 et 1990, dont elle a tellement bien intégré les codes et gimmicks qu’elle parvient à déterminer quel type de gros dur du grand écran serait John Spartan s’ils étaient eux-mêmes dans un film d’action (dans une scène à l’ironie aussi mordante que délicieuse). Elle lui avoue avoir pensé au début qu’il était du genre « j’explose le méchant avec une moue joyeuse d’ActionMan », mais somme toute elle réalise qu’il est plutôt « l’ancienne gâchette facile rangée des voitures qui ne dégaine que quand il le doit. » Elle le compare peut être à Stallone lui-même dans les trois premiers Rambo (l’ActionMan qui casse des tronches) ou à Clint Eastwood dans la trilogie du dollar (le solitaire qui sait viser juste).
A travers la clairvoyance innocente d’Huxley, Marco Brambilla peut même tourner en dérision les punchlines viriles typiques des héros de film d’action. Lors d’une première irruption des rebelles à la surface, Spartan s’interpose entre eux et les citoyens apeurés. Quand l’un d’entre eux le défie en combat singulier, il prononce la sentence : « You’re gonna regret this the rest of your life. Both seconds of it ». Et puis bien sûr il lui casse bien la tronche, faut pas rêver. Mais notre exquise Huxley ne peut s’empêcher de s’extasier devant cette performance : « the way you paused to make a glib witticism before doing battle… » (soit cette façon désinvolte de lancer un mot d’esprit avant de vous battre…). Notre bon Spartan se rend bien compte qu’elle tombe amoureuse de lui, ou plutôt du cliché cinématographique qu’elle voit à travers lui, d’où son malaise. Il semble alors comprendre qu’il n’est qu’un personnage de film d’action. Ses gros bras ne lui suffiront pas à éviter que le fameux quatrième mur ne manque de s’effondrer.
Quand on pense « film dans un film », c’est plutôt à des cinéastes à lunettes qu’on pense. Dans le genre veste en tweed et chaussures à carreaux, La nuit américaine de François Truffaut remporte la manche assez haut la main. Pourtant, Demolition Man nous apprend qu’il ne faut pas juger trop vite de la finesse d’un film. Derrière de gros pistolets peuvent se cacher d’élevés clins d’œil…