Mettant en scène Noémie Merlant et Adèle Haenel, le Portrait de la jeune fille en feu se déroule en 1770 et raconte l’histoire d’une peintre qui doit réaliser le portrait de mariage d’une jeune femme sortant du couvent. Seulement, cette dernière refuse de poser, et l’artiste est introduite auprès d’elle en tant que dame de compagnie afin de la peindre en secret.
Kant définissait l’art ainsi “ce n’est pas la représentation d’une belle chose mais la belle représentation d’une chose”, et sa vision ne pourrait pas mieux s’appliquer qu’au film de Céline Sciamma. En effet, le Portrait de la jeune fille en feu est très esthétique, avec une lumière digne des plus beaux tableaux des maîtres flamands. Le travail de la lumière donne l’impression qu’elle émane avant tout des personnages, et tout contribue à une dynamique de l’intimité, symbolisée autant par le feu que par la bougie. Dans tous les cas, une flamme brûle au milieu de cadres souvent nocturnes, qu’elle soit celle de l’amitié, de la solidarité féminine ou de l’amour.
Le Portrait de la jeune fille en feu propose une belle représentation, délicate et complexe, de la naissance des sentiments amoureux. Et le regard amoureux se reflète jusque dans la création artistique : dans les yeux de la peintre (Noémie Merlant) comme dans ceux de Céline Sciamma. Le parallèle est fort, il nous plaît d’autant plus qu’il fait de ce film une œuvre très sincère, intime et touchante. Il s’agit en effet de la troisième collaboration de la réalisatrice et d’Adèle Haenel, cette dernière ayant été envisagée comme l’actrice principale dès le début de l’écriture du scénario.
Aux yeux de Céline Sciamma, l’histoire du Portrait de la jeune fille en feu “appartient profondément à aujourd’hui. Elle sera toujours quelque chose qui s’est dit en 2019 même, si elle raconte cette deuxième moitié du 19e siècle”. (1). En cela, c’est un film qui se veut très politique.
Politique, en ce qu’il est nommé aux Césars, et que le cinquième film de Céline Sciamma ne remporte “que” le Prix de la meilleure photographie (dirigée par Claire Mathon). Et ce long-métrage qui connaît un immense succès à l’internationale, qui a déjà été récompensé de la Palme du meilleur scénario à Cannes ou encore par la Queer Palm, est comme mis au banc, au profit de J’accuse, de Roman Polanski (reconnu coupable de pédophilie). Pour Virginie Despentes, « si Portrait de la jeune fille en feu ne reçoit aucun des grands prix de la fin, c’est uniquement parce qu’Adèle Haenel a parlé et qu’il s’agit de bien faire comprendre aux victimes qui pourraient avoir envie de raconter leur histoire qu’elles feraient bien de réfléchir avant de rompre la loi du silence. Humilié par procuration que vous ayez osé convoquer deux réalisatrices qui n’ont jamais reçu et ne recevront probablement jamais le prix de la meilleure réalisation pour remettre le prix à Roman fucking Polanski. Himself. Dans nos gueules. Vous n’avez décidément honte de rien. » (2). Alors oui, on peut considérer le Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma comme le symbole de l’inégalité homme – femme, toujours écrasante dans le milieu du cinéma, et comme l’une des nombreuses victimes de la violente suprématie masculine.
Politique, en ce qu’il prend la liberté de ne pas inclure les hommes dans l’histoire. En cela, il fait une proposition artistique en rupture avec les codes dominants, et se propose comme une expérience de créativité et de nouveauté cinématographique. On se rappelle d’ailleurs – presque avec surprise – que l’amour ne naît pas que du désir des corps, mais aussi d’échanges intellectuels stimulants. L’érotisme est pour une fois plus ténu, plus subtil, passant par un grand travail de musicalisation. D’ailleurs, la musique est rare dans le film, mais sa présence s’impose toujours dans une explosion d’émotions : sa rareté fait sa force.
Cette réussite, on la doit aussi au female gaze de Céline Sciamma, qui ne filme pas les corps comme des objets, mais comme des personnes, ce dont souffre encore beaucoup le cinéma actuel. On passe d’un inconscient patriarcal à une conscientisation féministe, notamment car il s’agit d’un des premiers films lesbiens filmé par une femme, et sans que les amantes n’apparaissent inquiétantes, troublées ou « malades ». La réalisatrice offre au spectateur une autre politique du regard. Dans son film qui bouscule les enjeux de représentation du cinéma, on ne fait plus de la femme un objet de désir, mais une personne entière et complexe, qui se positionne comme l’égal de quiconque. Oui, décidément, plus qu’un film féminin, c’est un film féministe. Et si certains critiques se montrent hostiles, on ne doute pas trop qu’ils appartiennent à la catégorie masculine, blanche et de plus de 50 ans, qui s’attache à la vieille culture française sexiste et lesbophobe.
Alice Rebourg
Sources :
(1) Le 18/09/2019 – Céline Sciamma : portrait d’une réalisatrice en feu : https://www.franceculture.fr/emissions/linvite-des-matins/celine-sciamma-portrait-dune-realisatrice-en-feu
(2) Tribune Césars : «Désormais on se lève et on se barre», par Virginie Despentes : https://www.liberation.fr/debats/2020/03/01/cesars-desormais-on-se-leve-et-on-se-barre_1780212?fbclid=IwAR2PVhYec-cUKJpvmuL35XVjgw4LsTp51cDoXSDQYzte0jZKCWb3DN1hsp0
Le 22/05/2019 – Céline Sciamma/Adèle Haenel : aux origines du désir et de la création : https://www.franceculture.fr/emissions/la-grande-table-1ere-partie/la-grande-table-culture-1ere-partie-emission-du-mercredi-22-mai-2019