James Bond est un héros littéraire qui fascine. Une figure presque mythologique, tant sa popularité n’a d’égale que sa longévité. Créé en 1953 par l’écrivain et ancien espion britannique Ian Fleming, le personnage est adapté à partir de 1962 sur le grand écran. Interprété par 6 acteurs, de Sean Connery à Daniel Craig, l’espion 007 donnera vie à près d’une trentaine de films ainsi que d’innombrables répliques cultes. Une véritable franchise cinématographique qui séduira plusieurs générations, puisqu’il y aurait plus de quatre millards d’êtres humains qui auraient au moins vu l’un des films de la saga. Rien que ça.
Et voilà que le 3 novembre dernier, la toile s’affole. Les fans s’enflamment. Les puristes s’embrasent. Si la rumeur courait déjà depuis juillet 2019, c’est lors d’une interview donnée au Harper’s Bazaar que l’actrice Lashana Lynch (Captain Marvel) le confirme : c’est elle qui succédera à Daniel Craig dans le prochain James Bond, Mourir peut attendre, prévu en salle pour mars 2021. La comédienne sera la première femme à endosser le rôle-titre de la saga. On assiste dès lors à une véritable levée de boucliers : les insultes racistes voire misogynes sont légion sur les réseaux sociaux.
Pourquoi cette nouvelle interprétation provoque une telle polémique, alors que le personnage de Bond a déjà été revêtu par 6 acteurs différents ? Le matricule 007 doit-il être nécessairement assigné à un sexe, de sorte qu’un changement de bord serait considéré comme une parjure au mythe bondénien ? C’est l’ensemble de ces réflexions que je voudrais ici explorer. C’est parti pour le décryptage d’un des plus grands mythes des temps modernes, et d’une passation qui se voudrait symbolique.
Retour sur l’idéal bondénien
Le plus grand espion de l’histoire du cinéma doit en partie sa popularité à l’imaginaire dont il est dépositaire. James Bond gravite autour d’un ensemble de valeurs, qui a contribuée à la formation d’une identité bien singulière du personnage. Le héros blanc, hétéro, ténébreux, hautain, sportif, séducteur, désinvolte, sexiste et machiste (rien que ça), se renouvelle ainsi au fil des films et des années. De « James Bond 007 contre Dr. No » (1962) à « Casino Royal » (2006) en passant par « GoldenEye » (1995), on retrouve une structure morale immuable : un héros caractérisé par une virilité exacerbée, une violence affichée et un talent de séducteur, qui assouvit un bon nombre de fantasmes masculins à travers la femme objet que représente la « James Bond Girl ». L’écrivain Umberto Eco s’était d’ailleurs amusé à décrire les structures narratives des romans d’action de Ian Fleming, dans un article intitulé « James Bond : une combinatoire narrative » (1966). Dans son analyse, il explique que les structures des romans de Fleming fonctionnent autour de grands couples d’opposition : Bond face au méchant, le monde libre face au monde communiste, le bien face au mal, le devoir face au sacrifice, etc. Ce schéma manichéen permet alors de comprendre les rapports qu’entretient Bond avec les femmes : puisqu’il s’agit d’un fonctionnement basé sur des couples d’opposition, James Bond, présenté comme un dominateur, place nécessairement la femme dans une position de dominée. En témoignent ainsi les parutions des femmes dans les adaptions cinématographiques de l’espion britannique : je vous invite à visionner une composition très explicite de 3 minutes, traitant des représentations « embarrassantes » des James Bond Girl.
Des baisers forcés, des remarques sexistes, des claques aux fesses. Un tableau qui dépeint une profonde culture du viol, et donne franchement raison à Judi Dench ( M ) qui reprochait déjà à Bond dans GoldenEye (1995) de n’être qu’un « dinosaure sexiste et misogyne, une relique de la Guerre froide. »
007 : une relique désuète ou une possible réinvention ?
Indéniablement, 007 est l’archétype même des stéréotypes de genre des années 1960 et du profond « male-gaze » (regard masculin) qui persiste au cinéma. Toutefois, bien qu’un bon nombre de progrès reste à faire, il faut aussi concéder à la franchise une certaine évolution dans le rôle attribué aux personnages féminins. On retrouve ainsi à partir de GoldenEye (1995), un personnage féminin pour interpréter M, la supérieure de 007. Au même moment d’ailleurs où c’est une femme, Barbara Broccoli, qui prend la tête de la production de 007. Cette soumission à l’autorité féminine force Bond à modifier les rapports qu’il entretien avec les femmes : la réplique de M où elle le qualifie de « dinosaure » dans sa manière d’être et d’agir, montre (aussi bien à Bond qu’au public) que ses rapports aux femmes doivent changer. Les femmes évoluent ainsi progressivement dans la saga et prennent plus de consistance : elles ont un rôle plus combatif et ne figurent plus comme de simples objets de désir. Dans Meurs un autre jour (2002) l’actrice Halle Berry, qui interprète Giacinta Jinx Johnson, se joint à Bond pour se battre contre le grand méchant de cet opus. Dans Casino Royale (2006) c’est Bond qui tombe éperdument amoureux d’Eva Green (Vesper Lynd), une véritable cérébrale. Enfin dans Skyfall (2012) Naomie Harris (Monneypenny) se détache de son rôle de secrétaire de M pour intervenir directement sur le terrain avec Bond. La saga semble se réinventer dans un monde qui évolue, lui aussi. Mais jusqu’où cette réinvention peut-elle aller ? L’espion 007 peut-il un jour être incarné par une femme?
Un véritable tournant ou une stratégie de survie ?
La comédienne britannique Lashana Lynch sera la première femme noire à endosser le rôle-titre de la saga. Elle jouera dans le dernier opus Mourir peut attendre (2021), une véritable espionne au même rang que James Bond lui-même, duquel elle héritera le fameux matricule 007. Une décision qui révolutionne complètement la structure mentale de la saga, et qui soulève du même coup un certain nombre de contestations. Pourtant celles-ci n’ont pas lieu d’être. D’abord parce que Lashana Lynch n’a pas réellement été choisie pour incarner James Bond (du moins nous ne pouvons pas encore l’affirmer avant mars 2021) mais pour récupérer le matricule, abandonné par l’agent exilé en Jamaïque. Ensuite, parce que ces contestations se construisent essentiellement sur l’assignation du matricule 007 à un sexe.
Dans son essai Le Monde selon James Bond (2018) Jean-Philippe Costes estime que « sous couvert d’adaptation aux goûts de l’époque, rien n’a changé. Bond ne peut pas être autre chose que Bond. Dans son ADN, il est un personnage foncièrement viril, machiste et dominateur. Si vous enlevez un élément à cet ADN, vous n’avez plus Bond. Vous aurez autre chose ». Finalement, il ne s’agit pas d’appeler à un changement drastique de l’identité de James Bond. Nous l’avons vu, ce personnage transgénérationnel est dépositaire d’un tel imaginaire que, si l’on modifie une caractéristique du personnage, si l’on enlève un « élément à cet ADN », alors nous n’avons plus Bond. James Bond est foncièrement viril, machiste et dominateur, pour reprendre les termes de Costes. Ces caractéristiques fondent l’identité même du personnage. Et c’est précisément pour cette raison que le personnage est aujourd’hui désuet. Si ces caractéristiques « collaient » aux années 1960, le monde a changé, les valeurs ont (heureusement) évoluées et le public aussi. Rappelons-nous que lorsque Daniel Craig interprète pour la première fois 007, à l’occasion de Casino Royal (2006), les contestations et les déceptions sont légion : des fans appellent au boycott du film et certains iront jusqu’à créer des sites internet « Daniel Craig is not Bond ». Pourtant, à la suite du film, les critiques sont positives, le public est conquis. Les fans se ravissent de cette interprétation revigorante qui reconstruit une nouvelle figure du héros littéraire, plus adaptée à l’époque contemporaine. Cette rétrospective invite à s’interroger : la passation à Lashana Lynch n’offre-t-elle pas la possibilité pour la saga de s’ajuster à une nouvelle décennie marquée par la révolution MeToo ? N’est-ce-pas ici l’opportunité pour la franchise d’éviter un septième recyclage d’un héros machiste, hautain et blanc ? Alors, lorsque Jean-Philippe Costes estime que, « si vous enlevez un élément à cet ADN, vous n’avez plus Bond. Vous aurez autre chose », peut-être que le public souhaiterait justement autre chose. Une interprétation vivifiante, capable de donner un second souffle à la saga, sans en annihiler son identité. Comme le déclare la nouvelle – et brillante – scénariste de la franchise, Phoebe Waller-Bridge (Fleabag, Killing Eve), dans Deadline en mai 2019 : « Il y a eu beaucoup de discussions pour savoir si [la franchise Bond] est encore pertinente aujourd’hui à cause de ce qu’il est et de la façon dont il traite les femmes. Je pense que c’est n’importe quoi. […] Il faut seulement que ça évolue et que le film traite les femmes correctement. Lui n’a pas besoin de le faire, il doit rester fidèle à son personnage ». Bond restera Bond, mais c’est le regard de la saga qui doit évoluer. Les fans souhaitant à tout prix préserver « l’héritage » de James Bond peuvent donc se rassurer : Daniel Craig sera le dernier des Bond. La productrice Barbara Broccoli l’affirme elle-même : « Bond est un homme. C’est un personnage masculin. Il a été écrit en tant qu’homme et je pense qu’il restera probablement homme ».
Alors plus qu’un héritage, nous assisterons dans le prochain long-métrage à un passage de flambeau (ou plutôt de matricule). Une passation symbolique dont se félicite Lashana Lynch : « Je fais partie de quelque chose qui s’annonce très, très révolutionnaire ». Un choix stratégique pour la franchise, qui réalise une double avancée en termes de représentation et d’inclusivité, pour mieux s’ancrer dans cette nouvelle décennie. Une stratégie de survie finalement, plus qu’un acte militant. Reste à voir si cette stratégie permettra à la plus grande saga d’espionnage de prospérer encore un peu dans ce monde qui semble la dépasser.
Eva Le Moine