Très amatrice de films dits « féministes », je me suis laissée tenter il y a peu par la Leçon de Piano. Réalisé par Jane Campion, il s’agit de la première et, rappelons-le, unique palme d’Or féminine, obtenue en 1993. D’un point de vue cinématographique, la récompense m’a semblé amplement méritée. Jane Campion dirige ses acteurs·trices à la perfection et les plans comme la bande son sont une réussite. Ce film a toutefois bouleversé ma vision du féminisme. Dérangée par la mécanique du chantage sexuel présente tout au long du film, les critiques ont à l’inverse vu dans La Leçon de Piano, une ode à la libération sexuelle féminine. Retour sur l’un des films les plus ambivalents que j’ai pu visionner.
La Leçon de Piano narre l’histoire d’Ada, jeune pianiste ayant perdu l’usage de la parole, mariée de force à un inconnu. Contrainte de se rendre en Nouvelle Zélande accompagnée de sa fille et de son piano, son premier allié, Ada est rapidement enfermée dans une mécanique de chantage sexuel particulièrement dérangeante. C’est d’abord Baines, voisin de son époux, qui rachète le piano d’Ada et exige d’elle des leçons de piano. Son intention réelle est d’obtenir les faveurs sexuelles de la jeune femme, en échange de quoi il lui promet de lui rendre son instrument. Ada finira par se soumettre à cette logique et finira par initier elle-même des rapports qui n’étaient initialement pas consentis : dans une scène par exemple, Baines arrache de force les vêtements de la jeune femme sans qu’elle ne manifeste aucun plaisir. Ce changement de nature dans leur relation m’a profondément dérangé. On y retrouve d’après moi cette bonne vieille idée : « une femme qui dit non finira par dire oui en insistant un peu ».
La deuxième figure masculine du film, Stewart, le mari d’Ada, s’apparente vite au « vrai méchant ». S’il se montre d’abord patient face au rejet de son épouse, il devient rapidement violent en apprenant la relation qu’entretient Ada avec Baines. Il tentera par exemple de violer la jeune femme, dans une mise en scène ne laissant cette fois aucun doute sur la nature de l’acte : la scène se déroule en pleine nature de façon très brutale. Il enfermera ensuite Ada dans leur maison. La jeune femme initiera alors des rapports érotiques avec lui pour tenter de retrouver sa liberté. Stewart finira par couper un doigt d’Ada à la hache, dans un acte de colère finissant de dépeindre un personnage indéniablement violent, dangereux et sans pitié. Ada va alors se tourner vers Baines, qui devient ironiquement le sauveur des griffes de son mari.
Je trouve cette mécanique très malsaine. Plus encore, l’impression que le film me montre un « bon » et un « mauvais » violeur me dérange particulièrement. L’ambivalence du film est en grande partie liée au fait qu’Ada, muette, ne peut jamais exprimer par la parole ses ressentis et envies, sauf par la voix off en début et fin de film. Une grande liberté d’interprétation est laissée au spectateur. La mienne est que cette femme n’est pas libre de ses choix : elle est la victime de deux hommes qu’elle n’a pas choisi, et qui l’agressent chacun à leur manière. La différence essentielle entre eux réside dans le fait que Baines finira par obtenir ce qui ressemble à une réelle affection de la part d’Ada, contrairement à son époux, Stewart.
J’ai supposé que cette situation résultait de la volonté de la réalisatrice, de montrer une sorte d’étau dans lequel était prise Ada : celui du patriarcat du XIXè siècle, alors si criant. La fin ouverte du film m’a encouragé dans cette vision : Ada et sa fille quittent la Nouvelle-Zélande aux cotés de Baines, mais depuis leur barque, la jeune femme se jette à la mer entrainée par son piano. La mise en scène nous montre parallèlement une autre fin possible : le flash-forward d’un avenir heureux avec Baines. Au spectateur de décider quelle version est la réalité. Le film reste donc ambigu et évasif. À titre personnel, je vois l’acte d’Ada de se jeter à la mer comme un choix libérateur pour la jeune femme, et surtout, le seul choix lui appartenant réellement. Une manière pour elle de trouver la paix en se donnant la mort.
Pour mieux comprendre le sens de La Leçon de Piano, je me suis tournée vers les critiques, pour la plupart en désaccord avec ma vision du film : La leçon de piano a généralement été accueilli comme une ode à la libération sexuelle, prônant une protagoniste en totale expression de son désir ; si Ada y était vue comme certes prisonnière de sa condition, elle était libre d’aimer et de désirer sans s’en justifier. Il m’est impossible de voir Ada comme une femme en pleine possession de ses choix, de considérer les passions et relations sexuelles initiées par elle en faisant abstraction de la façon dont celles-ci sont amenées : Ada ne choisit pas, on les lui a d’abord imposé. À l’inverse, certaines critiques rejoignaient plusieurs des points que j’avais relevé, mais condamnaient le film pour sexisme. Ce n’est pas mon cas. Je m’oppose à la critique qualifiant le film de “féministe” qui voie dans Ada une forme de libération sexuelle. Selon moi, la Leçon de Piano est un film qui relève d’une autre forme de féminisme : celle qui dénonce la condition d’oppression totale de la condition féminine. Ada tente de se libérer de la domination qu’elle subit par tous les moyens : en cédant aux désirs des hommes, en transformant leurs agressions en initiatives sexuelles de sa part. En vain. La seule solution pour elle sera de se donner la mort auprès de ce qu’elle a de plus cher : son piano. Et d’après moi, la fin permet justement à cette interprétation d’exister.
Ce film a questionné ma vision du féminisme, et les mutations de cette notion depuis les années 90. Si à l’époque beaucoup avait vu en Ada une icône féministe reprenant prise sur sa sexualité, cette interprétation ne prévaut plus. La considération de la notion de consentement, et le fait que l’on parvienne aujourd’hui à définir bien plus nettement une agression sexuelle, rendent quasi impossible la non-prise en compte de la violence sexuelle omniprésente dans la Leçon de Piano. Ce qui avait été justement fait par la critique de l’époque et me semble donc ahurissant. Je nourris l’envie d’en discuter un jour avec Jane Campion, la réalisatrice, pour lui partager mon regard sur ce film que j’ai aimé autant qu’il m’a bouleversé. J’ai l’espoir qu’elle comprenne la vision d’une jeune femme de 20 ans en 2020, et qu’elle me dise que c’est une conception qu’elle avait envisagé.
La Leçon de Piano est indéniablement un film à visionner : il a été une expérience cinématographique inédite pour moi, et doit permettre à chacun de se faire son propre avis sur un personnage aussi complexe que l’héroïne Ada.
Louise Martos