La collaboration entre MK2 et Chanel explore la façon dont est conçue une image de marque au croisement de la publicité et du cinéma. De quelle manière Chanel utilise le regard unique de grands réalisateurs pour créer un univers onirique et cinématographique propre à son parfum emblématique, le N°5 ?
Le scandale esthétique de Ridley Scott
Peut-on considérer la publicité comme un art ? La question se pose depuis les débuts de la publicité, tant elle est aux antipodes de l’art, celui « désintéressé ». Est-ce un « travestissement » de l’art, qui aurait perdu son âme dans un but utilitaire ? C’est là toute sa transgression, elle provoque un désir d’acheter. Loin de la contemplation silencieuse, la publicité est une éruption sensorielle, un instant. Elle surgit dans un espace inattendu entre deux programmes, et se doit de provoquer visuellement. Dans le spot publicitaire de Chanel N°5, Monuments de 1986, Ridley Scott exploite ce scandale qu’est la publicité.
À travers des rencontres furtives avec des figures masculines d’âges différents, il façonne une image fragmentée de la féminité, présentée comme objet de contemplation. Cette image suscite autant d’érotisme que de pouvoir, ou peut-être révèle-t-elle la fragilité d’être désirée. Avec Ridley Scott, tant dans Alien, le Huitième Passager (1979), Blade Runner (1982) que dans Thelma et Louise (1991), l’espace et la liberté dialoguent avec les frontières de l’identité et du désir. L’appel du désir devient une sorte d’intention du cosmos. Lorsque Carole Bouquet s’évade le long d’une route désertique, ce qui se dévoile, c’est un chemin sinueux vers le désir. L’avion qui s’élève au-dessus d’elle accompagne cette montée vers l’extase.
Ridley Scott élabore l’espace publicitaire en un jeu de séduction, où la femme devient une image convoitée par tous les regards, celui du réalisateur, des trois hommes, et des consommatrices.
Luxe, passion et mystère : la vision de Luhrmann du N°5
C’est en 2004, au sommet de son art après 6 nominations aux Oscars pour son film Moulin Rouge! (2001) que Baz Luhrmann réalise une nouvelle pub pour le parfum N°5.
Élue publicité la plus chère au monde selon le Guinness Book, on y retrouve Nicole Kidman en star de cinéma. Oppressée par le succès, elle fuit les paparazzis, à l’image de la « runaway bride », pour vivre une idylle avec Rodrigo Santoro, homme solitaire. Le réalisateur réinvente une nouvelle fois l’idylle impossible entre deux personnes que tout oppose, à l’image de son film Roméo + Juliet (1997).
On y retrouve les codes du style Luhrmann : l’effervescence de la ville, des tenues opulentes, des panneaux publicitaires géants, des ralentis et des fondus, un style théâtral et grandiose, presque kitsch. Le luxe se mêle à l’émotion, le romantisme et montre son égérie comme une femme passionnée, voire tourmentée mais forte, et libre de ses propres choix sans suivre aveuglément ce que l’on attend d’elle.
Elle ne se dévoile pas et revêt un certain mystère, on la connaît seulement à travers son amant, narrateur ( à l’image de Christian dans Moulin Rouge! ) qui nous raconte la femme qu’il aime : « Her kiss, her smile, her perfume ».
Le parfum est ici un objet sensuel de désir, qui rappelle l’être aimé, qui fait partie de son identité. Son parfum, c’est elle, mais on ne sait pas lequel c’est jusqu’au dernier plan. L’égérie est redevenue star, arborant une robe dos nu très glamour. On se rapproche du pendentif brillant sur sa peau, qui nous rappelle la sensualité et le désir charnel mais aussi le luxe, et l’on découvre le logo du N°5, au creux de son dos, au plus près d’elle-même faisant part de son intimité, de sa féminité.
Baz Luhrmann nous livre ici une représentation à son image : passionnée et dramatique de la femme Chanel. Une femme libre et sensuelle, mystérieuse et envoutante, que le parfum caractérise.
La part du cinéma dans la publicité : la patte de Guadagnino
La nouvelle publicité Chanel N°5 est l’œuvre de Luca Guadagnino, connu pour avoir réalisé entre autres Call me by your Name (2017), Bones and all (2018), et plus récemment Challengers (2024), des films bien identifiés par le public et salués par la critique.
Sa filmographie est marquée par un usage particulier des couleurs, des plans larges laissant parler les décors, et une caméra sensorielle traduisant la vie intérieure des personnages. Certaines thématiques reviennent au gré des films, comme les dynamiques relationnelles et l’importance du timing dans les relations amoureuses. Ce sont des éléments que les spectateurices retrouvent dans la nouvelle publicité pour le parfum N°5.
Les acteurices à succès Margot Robbie et Jacob Elordi habitent le champ de la caméra le temps de se donner rendez-vous et se retrouver. Les couleurs intenses et contrastées de la publicité créent une atmosphère solaire, évoquant la chaleur de l’été et des relations estivales, proches des univers de Luca Guadagnino.
La séquence où Margot Robbie plonge dans la mer accentue l’atmosphère légère, propice à la spontanéité. Elle amène également la fraîcheur suggérée tout au long de la publicité par les plans sur le paysage en plein air et le vent dans les cheveux de l’actrice.
Une part importante du spot publicitaire est consacrée au cheminement du couple l’un vers l’autre, qui se croise sans s’en rendre compte. Il y a notamment un plan vu du ciel sur les routes ensoleillées américaines, qui incarne cette idée de trajectoire de vie, et met en valeur la question du timing amoureux qu’on retrouve dans les films du réalisateur.
Luca Guadagnino a l’habitude de s’inspirer d’univers préétablis, car plusieurs de ses films sont issus de livres. Cette facilité à intégrer des codes préexistants aide à inscrire la publicité dans la lignée des publicités montrant la femme selon Chanel.
Le choix de Margot Robbie comme nouvelle égérie s’impose : reconnue pour son jeu d’actrice comme pour sa beauté, elle représente cet idéal moderne de la femme qui excelle dans son travail tout en prenant soin de son apparence. Son interprétation récente de Barbie encourage cette image publique de femme financièrement indépendante, autrement dit libre. En cela, elle incarne les valeurs de la femme selon Chanel : accomplie et rayonnante. La publicité intègre les valeurs traditionnelles de la marque tout en les modernisant, comme le montre le tailleur emblématique de Chanel avec sa coupe revisitée.
Cette synergie entre réalisation artistique et image de marque témoigne de l’ambition de Chanel de se positionner à la frontière du cinéma.
Un article de Salomé Mas, Marie Sophie Vigier et Laëtitia Regard
Photos prises par Paolo Busolin