“Le cœur féminin, je le sens en moi” cette déclaration faite par Éric Rohmer en interview témoigne de son rapport complexe avec ses personnages féminins. Ses films regorgent de femmes qui diffèrent beaucoup de l’une à l’autre. Son œuvre, qui s’étend entre les années 50 et les années 2000, se situe au cœur de l’actualisation des revendications féministes dans la société. Au fil des films de Rohmer, on prend acte du changement de situation des femmes et de l’évolution de leur rôle. Il semble que cette amélioration de la condition féminine dans la société soit concomitante avec une évolution du rapport de Rohmer à ses personnages féminins au fil de son œuvre. Rien ne nous assure cependant d’un lien de causalité entre ces deux évolutions, le cinéaste ayant toujours affirmé que ses films ne cherchaient pas leur inspiration dans l’évènement. En effet Rohmer a, dès les années 60, présenté des personnages féminins indépendants dans ses films, comme Suzanne dans La Carrière de Suzanne. Cependant cette indépendance était alors mal reçue par le personnage masculin. On s’intéressera donc dans ce dossier au rapport complexe de Rohmer avec ses personnages féminins, sujet qui engage à aborder les relations de pouvoir entre homme et femme, la perception des femmes au cinéma et l’évolution du couple vers l’égalité. Pour cela, je m’appuierai principalement sur cinq films : La Collectionneuse (1967), Le Genou de Claire (1970), L’Amour l’après-midi (1972), Le Rayon vert (1986) et Les Amours d’Astrée et de Céladon. Les trois premiers, appartenant à la série des Contes Moraux sont centrés autour d’un personnage masculin. Les personnages féminins sont dépendants de son point de vue en tant qu’ils sont vus à travers lui et définis par leur relation avec lui. Le Rayon Vert, de la série Comédies et Proverbes est au contraire bâtit autour d’un personnage féminin, Delphine, autour duquel gravitent beaucoup de femmes et très peu d’hommes. Enfin, Les Amours d’Astrée et de Céladon est centré sur le personnage masculin de Céladon, qui se travestit en femme pour pouvoir voir son amante Astrée. Tout comme Céladon qui homme devient femme et intègre l’intimité des femmes, on remarque chez Rohmer un devenir féminin. En quoi constate-t-on un glissement du regard d’Éric Rohmer sur les femmes qui, les instituant au départ comme objet du désir, finit par internaliser leur point de vue ?
J’étudierais tout d’abord un glissement du point de vue qui change l’objet du désir : si c’est le corps de la femme qui est d’abord réifié en tant qu’objet d’art fait pour être vu, c’est ensuite le corps de l’homme qui est exhibé et admiré comme un objet du désir. Puis, on étudiera un glissement de perspective en partant des Contes Moreaux jusqu’aux Contes des quatre saisons en passant par Comédies et Proverbes qui permet à Rohmer de placer au centre de l’intrigue des personnages féminins qui n’étaient que secondaires dans les Contes Moraux. Enfin, on étudiera une évolution du désir, qui passe du désir de possession au désir d’intégration de l’intimité féminine.
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I. Une évolution de l’objet du désir
a. Le corps féminin réifié
A première vue, les premiers films d’Éric Rohmer construisent le plaisir de regarder selon la division traditionnellement établie entre un passif féminin et un actif masculin. La femme apparait comme image et l’homme comme vecteur du regard. On s’appuiera pour démontrer ce point sur les prologues 1 et 3 de La Collectionneuse, et sur la séquence de l’escabeau dans Le Genou de Claire en les mettant en perspective avec l’article de Laura Mulvey « Plaisir Visuel et cinéma narratif ».
Dans son article, Laura Mulvey cite Budd Boetticher : « Ce qui compte, c’est ce que l’héroïne provoque, ou plutôt ce qu’elle représente. C’est elle, ou plus exactement l’amour ou la peur qu’elle inspire au héros, ou encore ce qu’il ressent pour elle, qui va le faire agir. En elle-même la femme n’a pas d’importance ». La Collectionneuse et Le Genou de Claire confirment cette observation. Haydée et Claire sont des objets érotiques dont les corps vont motiver l’action et les actes des personnages principaux. Le regard du héros revêt alors une importance capitale. Par lui, le personnage masculin s’empare du personnage féminin comme objet de plaisir. C’est le principe de la scopophilie, décrit par Freud dans ses Trois essais sur la sexualité. Le personnage masculin éprouve alors du plaisir à se servir, par le regard, du personnage féminin comme objet sexuel. La beauté de Haydée et de Claire apparait comme un produit parfait dont le corps est stylisé et fragmenté par des gros plans. Ce corps devient en lui-même le contenu du film.
Dans le prologue 1 de La Collectionneuse, la caméra offre une vision objectivante et admirative d’Haydée qui marche sur la plage. Au moment où elle s’arrête, une série de très gros plans montre des fragments de son corps, accompagnée d’un panoramique vertical des pieds à la tête. Cette fragmentation de son corps contribue à en faire un objet esthétique, détaillé fragment par fragment par un regard désirant. Un regard qui se rapproche de celui du public face à une œuvre d’art. Le rapprochement entre le corps d’Haydée et l’objet d’art sera d’ailleurs fait dans le 3ème prologue. Adrien y étudie deux statuettes de femmes dans des poses sexuelles. Un plan subjectif sur la première, dont la cape est ouverte et révèle la poitrine, fait écho au mouvement de panoramique vertical le long du corps d’Haydée. En regardant la seconde statuette, Adrien perçoit les bruits du couple, se retourne et surprend Haydée qui l’observe. Ici Haydée est comparée à un objet d’art, et Adrien à un collectionneur. De plus, le point de vue du spectateur pendant le prologue 1 rencontre ici celui d’Adrien, les deux fusionnent par l’unicité de l’objet qu’ils observent. Adrien apparait alors comme celui qui va définir la façon dont Haydée sera observée pendant le film, celui qui va contrôler la diégése. Cette rime entre les deux prologues semble prédisposer Adrien à désirer Haydée lorsqu’il la revoit chez Rodolphe, puisque dans son esprit, elle répond à un modèle d’objet de collection au même titre que ces statuettes archétypales. Les caractéristiques des deux personnages reprennent la division féminin-passif et masculin-actif. Haydée est caractérisée par son exhibitionnisme, à la fois dans le prologue 1 qui détaille son corps en maillot de bain, et dans le prologue 3 qui montre son absence de gêne à être surprise pendant l’acte sexuel, au contraire la gêne se retourne contre Adrien. Elle apparait ainsi comme une image passive de perfection visuelle, faite pour être observée. Au contraire, le statut de collectionneur d’Adrien, l’institue en voyeur, et son voyeurisme le mène au désir de possession. Par l’assimilation d’Haydée à un objet d’art est signifié son désir de posséder Haydée. On retrouve ici la relation entre le regardant actif et le regardé passif, scindés en terme de différences sexuelles. Enfin, chaque prologue présente un des trois personnages. Celui d’Haydée est centré sur son corps et sa nudité, celui de Daniel insiste sur son métier d’artiste tandis que celui d’Adrien insiste sur l’importance qu’a pour lui l’esthétisme, et la relation entre amitié, beauté, et amour. Avec ce premier prologue, Rohmer réduit clairement Haydée à sa dimension corporelle objectivante quand les deux hommes sont des fabricateurs et des collectionneurs d’objets.
Dans Le genou de Claire, on retrouve la même fragmentation du corps féminin mais ici à l’extrême. Le genou est un pôle magnétique et le regard et le désir y sont soumis. Le genou donne son titre au film car ce corps est le contenu même du film. Laura Mulvey analyse dans les films d’Hitchcock comment la fascination pour l’image est prise pour sujet des films, à travers l’érotisme scopophilique. Chez Rohmer, on retrouve un fonctionnement analogue. La fascination de Jérôme pour le genou de Claire est le sujet du film. Le voyeurisme de Jérôme le mène à la fascination, il s’agirait même de trouver un remède pour se libérer de l’attraction exercée par ce genou. Comme l’explique Budd Boetticher, Claire n’a en elle-même aucune importance. La première fois que Claire apparait, elle est en maillot de bain, tout comme Haydée. La caméra ne se confond pas avec le regard de Jérôme.
Claire est au centre de l’écran, face à la caméra. La caméra ne se situe pas dans l’axe formé par les corps des protagonistes ce qui permet au spectateur d’observer à loisir le corps de la jeune fille. Jérôme lui, est de dos, sur la droite de l’écran, ce qui permet à Claire de concentrer toute l’attention du spectateur. Dès sa première apparition dans le film, le corps de Claire est désigné comme fondamental puisqu’il concentre sur lui toute l’attention.
Le personnage de Claire est en permanence envisagé d’un point de vue sexuel. C’est lors de la séquence de la cueillette des cerises que Jérôme remarque pour la première fois le genou de Claire. La métaphore sexuelle du fruit cueillit sur l’arbre et que l’on se fait manger tour à tour imprègne toute la séquence de la thématique du désir. Alors que le couple consomme les cerises, substituant le véritable rapport sexuel à cette consommation, le petit ami de Claire fait entrer Jérôme dans leur sexualité par cette interpellation « Vous en voulez-une ? ». Il invite ainsi Jérôme à consommer avec eux. C’est à cet instant que la fascination de Jérôme va débuter, alors même que le spectateur sait depuis l’apparition de Claire que son corps va être central. Il goute « Une ou deux dans mon chapeau. Pour gouter », puis satisfait, « elles sont pas mal », il se rapproche de Claire qui descend de l’escabeau pour vider son chapeau. A cet instant, de Claire, le spectateur ne voit que les jambes. Son corps est déjà fragmenté. Jérôme fait le tour de l’escabeau alors que Claire remonte et que la caméra suit le déplacement de Jérôme. Mais même si la caméra fait mine de suivre Jérôme comme celui que le spectateur doit observer à cet instant, ce sont les jambes de Claire en arrière-plan qui focalisent toute l’attention. Ainsi ce n’est qu’après nous que Jérôme va à son tour observer les jambes de Claire. Il focalise alors son attention sur son genou et seulement à cet instant, le point de vue de Jérôme va se confondre avec celui du spectateur, unis à nouveau grâce à l’objet regardé. De la même manière que dans La Collectionneuse. La caméra reste fixe sur le genou pendant 8 secondes. Un temps suffisamment long pour qu’il soit réifié par notre regard.
Mais ce regard sur le genou est singulier, de même que lors ses deux autres occurrences dans le film, pendant lesquels ce genou sera recouvert d’une main masculine qui semble s’y poser pour le posséder, montrer l’appartenance que la main exerce sur ce genou. Le fait est que ce genou et la façon dont il est regardé, revêt un caractère résolument phallique. De par sa forme même et la manière dont il est brandit en avant, comme fendant la robe. Dans « Perceval le Gallois, Brân le Méhaigné et le symbolisme du Graal » Claude Sterckx explique comment de nombreuses langues indo européennes confondent, ou ont confondus au cœur de leur histoire, les mots « genou » et « pénis » en un seul référant, comme le latin genu(s). Dès lors l’attirance exercée par ce genou apparait comme plus complexe, et peut être expliquée en partie par les analyses de Laura Mulvey. Cette focalisation sur le genou de Claire aux caractéristiques phalliques nous ramène à l’un des deux rôles de la femme dans la société patriarcale qui est celui d’être la menace de la castration par son absence réelle de pénis. Elle porte en elle la blessure de la castration, et est définie de par cette absence de pénis. Laura Mulvey explique qu’au cinéma la femme concrétise ce paradoxe : « plaisant du point de vue de la forme, le regard peut être menaçant dans son contenu ». La femme au cinéma exposée au regard de l’homme menace toujours de rappeler l’angoisse à laquelle elle renvoyait originellement. Pour échapper à cette angoisse, une solution peut être « le déni total de la castration par la substitution d’un objet fétiche ». Or ici le genou de Claire est clairement fétichisé. C’est le principe de scopophilie qui « construit la beauté physique de l’objet, et en fait une satisfaction en soi ». Le corps de Claire est entièrement institué en tant qu’objet esthétique désirable, et son personnage dépend du regard du héros sur elle.
b. Une situation plus complexe qu’il n’y parait : un observateur observé
Si les deux personnages féminins sont réifiés, l’étude de ces deux films permet également de constater que les rapports entre objet regardé et sujet regardant sont plus complexes chez Rohmer. En effet la dichotomie masculin-actif, féminin-passif institue le personnage masculin comme celui qui contrôle l’action, celui qui observe. Or les personnages masculins de Rohmer son aussi observés, et ils ne sont pas les seuls à contrôler l’action. Soit une instance féminine se place comme le véritable ordonnateur de l’action, et le personnage masculin est comme soumit à sa volonté (Aurora dans Le Genou de Claire) soit le regard masculin se retrouve contré par un retour du regard féminin sur lui ce qui le désarçonne et le met mal à l’aise (Haydée sur Adrien dans La Collectionneuse).
Haydée diffère des statuettes dans la mesure où elle possède son propre regard. Dans le prologue 3, lorsqu’ Adrien se retourne et voit Haydée en plein acte sexuel, elle n’a aucune gêne à être surprise, au contraire la gêne se retourne contre Adrien. En dirigeant son regard vers Adrien, elle l’évince de la position d’observateur (qui voit les œuvres d’art qu’elle ne voit pas) pour le mettre dans la position d’observé. Elle redirige ainsi métaphoriquement son regard sur lui-même, dans un moment inconfortable. A cet instant la situation d’Adrien est mise en abime, il observe mais est à son tour observé. De la même manière, ces deux prologues placent le spectateur dans une situation de voyeuriste qui met en abime sa propre situation au cinéma devant l’écran. Le spectateur expérience alors un malaise identique à celui d’Adrien lorsque celle qu’il observe l’observe en retour. En regardant, les personnages agissent mentalement sur l’objet de leur vision, Daniel dit à Haydée « j’ai couché avec toi la première seconde où je t’ai vu ». Mais ce qu’ils voient agit en retour sur eux : ils tombent amoureux. De plus, les regards d’Haydée sur eux les rendent conscients de leur propre regard, ce qui souvent désarme les personnages masculins qui supportent mal leur réification. Dans Le Genou de Claire, la démarche fétichiste donne un aspect réducteur à Claire, condamnée à n’être que l’objet du désir de l’homme. Cependant Rohmer prend soin de faire naitre l’action de la bouche d’Aurora qui au contraire est définie de manière beaucoup plus intellectuelle que physique. Aurora est l’écrivaine, celle qui contrôle les personnages, la seule qui n’a pas d’œillères, c’est l’ordonnatrice de l’action. Par-là Rohmer se différencie des films classiques dans lesquels seul le personnage masculin est créateur de l’action. Aurora apparait comme une instance supérieure, qui peut anticiper les événements avant le personnage masculin. Cette anticipation est partagée par le spectateur qui sait avant Jérôme que le corps de Claire va l’attirer comme un pôle magnétique. Ainsi le point de vue du spectateur se rapproche du point de vue d’Aurora plus que de celui de Jérôme. Comme Aurora, on observe Jérôme se mouvoir dans le contexte créé par Aurora, comme un personnage observé par son auteur. Chez Rohmer, bien que la femme soit l’objet désiré et observé, elle renvoie souvent à l’homme son regard, comme dans le premier des Contes Moraux, La boulangère du Monceau, dans lequel le héros est en fait observé, sans le savoir, pendant tout le film par l’élue qui depuis sa fenêtre voit tout de ses allées et venues. La relation entre observant et observé est alors renversée.
Rohmer instituant cette ambiguïté, infiniment plus complexe que le schéma des films classiques, dès ses premiers films des années 50-60, on ne s’étonnera guère qu’avec le temps, l’objet désiré dans ses films devienne le corps masculin. A partir de Comédies et Proverbes, on observe encore une évolution du regard et de l’objet désiré. Ici, on s’appuiera particulièrement sur Le Rayon Vert et Les Amours d’Astrée et de Céladon.
c. Le corps masculin et la présence masculine désirés
Pour Le Rayon Vert, Rohmer compose une équipe technique exclusivement féminine pour s’entourer et entourer son actrice de regards exclusivement féminins. Cette démarche est cohérente avec l’ensemble du film qui ne comporte que très peu de personnages masculins, tous envisagés comme des conquêtes potentielles pour les personnages féminins. Le personnage désirant est féminin. Cette inversion du schéma classique est particulièrement mise en lumière dans la séquence des statues d’hommes nus, où c’est au tour du corps de l’homme d’être envisagé comme objet d’art.
L’héroïne cherche alors quelqu’un pour partir en vacance. L’abandon de dernière minute de son amie fait resurgir le manque d’un homme dans sa vie. Dans cette séquence, ce manque apparait d’autant plus grand qu’elle est entourée de ces statues d’hommes nus. La présence masculine devient alors l’objet du désir du personnage féminin. Si dans La Collectionneuse, Haydée est comparée à des statuettes, ce qui contribue à la réifier, ici il n’y a pas de personnage masculin humain donc Delphine et son amie posent véritablement leurs regards sur des objets. Lorsqu’ Haydée peut renvoyer son regard à Adrien, ici les statues ne peuvent répondre au regard qu’on pose sur elles. Delphine et son amie ne peuvent être que les seules observatrices et donc les seules désirantes. L’homme métonymiquement représenté ici par ces statues est désigné relativement au personnage féminin, et n’a aucune existence propre. La dimension physique et esthétique est à nouveau première : « De toute façon on sait jamais quel garçon va te plaire. Tu vois celui-là ? Et bah celui-là il devrait te plaire, il est très beau. Il est un peu sale, bon… Mais il est magnifique ! Regarde, ces beaux mollets ». Le garçon susceptible de plaire à Delphine est avant tout « beau ». Par la parole et par l’image, le corps de l’homme est fragmenté tout comme ceux d’Haydée et de Claire. L’attention est ici portée sur les mollets, que les deux femmes peuvent observer mais aussi toucher à loisir. De plus l’amie de Delphine la pousse à regarder, avec ses injonctions : « Regarde, ces beaux mollets », « tu vois celui-là ? ». Le regard est à nouveau primordial. Si les statues sont en elles même des objets, le personnage masculin désiré est réifié à travers elles. Avant même qu’il apparaisse, c’est sur sa dimension physique qu’on met l’accent.
Si le spectateur remarque la présence de ces statues dès le premier plan de la scène, il semble que les personnages féminins ne les prennent en compte qu’après le spectateur, pendant leur dialogue. C’est à cet instant que le regard du spectateur et celui des personnages coïncident, car l’objet de leur attention devient le même, comme on l’a observé dans Le Genou de Claire et La Collectionneuse. Sur chaque plan de la séquence est présente une statue. On peut parler d’omniprésence de ce corps, dont l’absence dans la vie de Delphine apparait alors d’autant plus criante. Si les deux femmes ne font que légèrement allusion à la sexualité dans leur dialogue, la présence des statues infuse toute la scène de la question sexuelle, et du manque provoqué par l’absence de sexualité. Rohmer renverse ici totalement les principes de l’idéologie dominante, car il fait porter « le fardeau de la réification sexuelle » comme explique Laura Mulvey, au personnage masculin absent, par l’intermédiaire des statues.
Dans Les Amours d’Astrée et de Céladon, la division masculin-désirant, féminin-désiré, sera encore d’avantage renversée. En effet, dans le dernier film de Rohmer, le personnage féminin et autant désirée et observée que le personnage masculin. S’institue une égalité dans le couple, où chacun d’entre eux est à la fois observant et observé, désiré et désirant. Si chacun observe l’autre, les deux regards sont rarement simultanés, ou quand ils le sont, la situation est maquillée grâce au travestissement. Le regard est primordial dans le film puisqu’il s’articule autour de la demande qu’ Astrée a faite à Céladon de ne plus jamais se faire voir à elle. Astrée n’interdit pas à Céladon de la voir, mais elle lui interdit d’être vu par elle. Par cette requête, Astrée refuse à Céladon le statut d’objet désiré et observé, cependant elle ne lui interdit pas de faire d’elle un objet désiré. Mais cette interdiction va tout de même permettre à Astrée de prendre du pouvoir en tant que sujet. Au début du film, Astrée observe Céladon danser de loin, à la fête. Céladon ne sait alors pas qu’il est observé. Puis lorsque Céladon est récupéré par les nymphes, elles l’observent complaisamment pendant son sommeil, alors qu’il ne peut pas leur renvoyer son propre regard. Elles le désirent et le touchent tandis que son sommeil contribue d’autant plus à réifier son corps, qui s’apparente alors à une statue par son immobilité et son inconscience de la situation présente. Il devient totalement objet possédé par la maitresse des lieux qui interdit aux autres nymphes de le toucher. Puis c’est au tour de Céladon d’observer Astrée pendant son sommeil dans la forêt, et à cet instant lorsqu’Astrée désirée se réveille et renvoie son regard à Céladon, elle le fait fuir. Par l’ordre qu’elle donne à Céladon, Astrée récupère du pouvoir en tant qu’objet du désir, puisqu’elle peut interrompre la contemplation de Céladon sur elle à sa guise. Haydée et Claire n’ont pas de contrôle sur le regard du personnage masculin, elles ne peuvent l’empêcher de les réifier sexuellement. Au contraire Astrée renverse en partie cette situation. Elle peut contrôler le regard que le sujet désirant a sur elle. Céladon ne pourra contourner cet interdit qu’en devenant à son tour une femme, c’est alors que peut s’instituer une égalité dans le couple. En interview et à propos de ce film Rohmer dira « qu’est-ce qu’il y a de plus merveilleux que d’être femme parmi les femmes, de ne plus être perçu comme un regard agressif ? ». Avec Les Amours d’Astrée et de Céladon, on atteint une perfection du couple, grâce une égalité du regard, une égale soumission au regard et au désir de l’autre.
Alors qu’on pourrait croire que le regard objectivant sur les femmes dans la série des Contes Moraux, uniformise les personnages féminins, ce n’est pourtant pas le cas. Les femmes des films de Rohmer se révèlent toutes différentes malgré l’unicité du regard qu’on pose sur elle, ce qui révèle une autre caractéristique du rapport de Rohmer aux femmes.
II. Un glissement de perspective
a. Montrer des types féminins
« Il n’y a pas d’image de la femme dans mes films : il y a des femmes très différentes d’un film à l’autre et au sein d’un même film » nous fait remarquer Éric Rohmer. Il regrette que la jeune fille des films français soit toujours la même, et comme il le confie lui-même, il cherche à proposer des types féminins.
Les Contes moraux sont construits selon le schéma suivant : un homme, aimant une femme qu’il considère comme l’élue, en rencontre une seconde qui le séduit puis finalement retourne avec la première. La structure des Contes moraux permet à la critique de scinder les personnages féminins de Rohmer en deux groupes : les tentatrices, souvent brunes, d’un côté (la boulangère, Suzanne, Maud, Haydée, Laura et Claire, et enfin Chloé), et les élues, souvent blondes, de l’autre (Sylvie, Sophie, Françoise, Jenny, Lucinde, et Hélène). Il est tentant de réduire ces deux groupes à des caractéristiques bien définies, les premières seraient plus libres, indépendantes et corporelles quand les secondes seraient plus effacées, vivraient dans le respect de la morale et seraient définies de manière plus intellectuelle. Cependant cette approche des personnages est réductrice et caricaturale. Lorsque l’on étudie les personnages on se rend compte que tous ces personnages féminins sont différents et que la seule chose qui permet de constituer ces deux groupes est leur position relativement au personnage masculin. Par exemple dans Ma nuit chez Maud, autonome mais s’obstinant à épouser, Maud, n’a pas la liberté de Jenny, l’élue de La collectionneuse, qui ne cède pas à la demande d’Adrien de l’accompagner sur la côte et préfère que le couple se sépare de temps à autre. De même, dans Ma nuit chez Maud, la blonde lisse et angélique est celle qui est la plus retorse, et qui du point de vue d’une certaine morale a trahit et éprouve une jouissance par cette trahison. Alors que la brune qui est symboliquement la pècheresse, qui a divorcé et se remarie, est celle qui est droite, qui est fidèle à ses principes, et à sa conduite de vie. Alors que Françoise est plus mystérieuse, cache une partie de sa vie, Maud ne ment pas, elle est franche mais elle reste toute seule. Le cas du Genou de Claire est également intéressant à détailler dans cette perspective. Le film comporte cinq personnages féminins, dont quatre que l’on peut définir par rapport au personnage masculin : l’élue, l’amie, et les deux tentatrices. Au sein même du groupe des tentatrices, Laura et Claire sont totalement dissemblables malgré le jeune âge qu’elles ont en commun. Rohmer ici, remédie au constat qu’il fait et qu’il regrette dans le cinéma français, en proposant deux jeunes filles différentes au sein du même film. Laura, effrontée et vive d’esprit, analyse déjà son rapport aux hommes, et tente d’être la plus lucide possible concernant les effets sur elle de la mort de son père, elle parait autonome et ne s’attache pas facilement. Claire n’est pas l’exact contre point de sa demi sœur tout en étant différente, Rohmer nous présente donc des personnages féminins encore plus riches que s’il s’était contenté de les opposer. Claire est très attachée à son petit ami, et le fait qu’elle ne le quitte pas à la fin du film montre sa dépendance par rapport à lui. Si elle ne provoque pas Jérôme comme le fait Laura, elle n’est pas pour autant timide mais éprouve simplement de l’indifférence à son égard.
La série des Comédies et Proverbes permet également à Rohmer de déployer une autre série de personnages féminins qui différent les uns par rapport aux autres. Le personnage de Louise des Nuits de la pleine lune, dans sa quête d’indépendance et de libération du joug que tous les hommes de sa vie tentent de poser sur elle, diffère totalement de Sabine qui dans Le Beau Mariage fera tout pour épouser un avocat, tout en réfutant le fait qu’être femme au foyer implique dépendance et dégradation. Si Sabine pourrait être rapprochée de Delphine dans Le Rayon Vert par leur quête semblable d’un homme, les deux personnages sont aussi très différents. La détermination de Sabine qui veut être active de sa vie contraste avec le découragement de Delphine, qui se laisse portée par les coïncidences de sa vie, les signes superstitieux (les cartes) et les légendes (le rayon vert). Cette diversité de personnages féminins se retrouve également dans les Contes des quatre saisons avec par exemple le Conte d’ Eté. Gaspard se retrouve partagé entre trois femmes, toutes différentes. On s’éloigne du schéma binaire réducteur de la blonde et de la brune qui ne ferait qu’opposer deux stéréotypes féminins, et par le fait même de présenter trois personnages féminins. La figure de Gaspard se distingue par sa passivité face à des figures féminines qui marquent très fortement leur ascendant sur lui. Le film traite particulièrement d’une tendance chez les hommes à indifférencier toutes les femmes. Ce que se refuse justement Rohmer. Un des traits communs aux discours de Margot et de Léna est la désignation d’une identité genrée, « tous les garçons », « tous les mecs », qui poussent les hommes à faire obstacle à la liberté des femmes et méconnait la personnalité singulière de chacune d’entre elles. Cette indifférenciation de l’objet du désir est un thème récurrent dans les dialogues. Gaspard n’est pas un conquérant, il ne prend pas d’initiative. Cependant même si il n’est pas une figure masculine dominante, ses hésitations perpétuelles trahissent son incapacité à choisir, et sa masculinité défaillante produit finalement une forme de misogynie plus insidieuse : toutes les femmes se valent, chacune peut remplacer l’autre, voire devenir « la remplaçante de la remplaçante » selon la formule de Margot.
b. Femmes des Contes Moraux : ancêtres des femmes des Comédies et Proverbes
Ces types féminins se font écho d’une série à l’autre, des Contes moraux aux Contes des quatre saisons en passant par Comédie et Proverbes. Il n’y a pas, comme on pourrait le penser, un renversement de l’une à l’autre série, mais seulement déplacement du centre de gravité et glissement du point de vue. Dans Comédies et Proverbes, Rohmer ne fait que placer au centre de l’action des femmes qui, dans les Contes moraux étaient déjà dans la même situation. Ces premières héroïnes de Rohmer (Haydée, Maud, Chloé) sont les ancêtres des femmes des Comédies et Proverbes, qui tentent de construire en toute lucidité et de manière autonome leur bonheur. Les secondes ne sont au bout du compte que les avatars des premières. On peut s’appuyer ici sur l’ouvrage de Michel Serceau, Éric Rohmer, les jeux de l’amour, du hasard et du discours. Le glissement temporel de l’une à l’autre série permet de mieux saisir la demande amoureuse dont les personnages féminins sont porteurs.
L’indépendance de Maud assortie à son obstination du mariage contribue à la rapprocher de Sabine dans Le Beau mariage. Mais le personnage de Sabine joué par Béatrice Romand, rappelle également son rôle de jeune fille dans Le Genou de Claire. Les trois jeunes femmes se ressemblent par leur détermination. Mais là ou Maud n’était qu’un personnage secondaire, Sabine est au premier plan, elle est le centre du récit et l’on comprend mieux ses désirs. De même, les personnages de Jenny et d’Haydée dans La Collectionneuse, de Louise dans Les nuits de la pleine lune et de Léna dans Conte d’été, se rejoignent par leur quête d’indépendance. Dans Conte d’été, Léna en colère lâche à Gaspard : « pourquoi faut-il toujours que ce soit moi qui fasse ce que tu veux, et pas toi ce que je veux, moi ? (…) je suis infiniment supérieure à tous ces mecs qui tournent autour de moi : je ne vois pas pourquoi ils m’imposeraient leur volonté. Je ne veux faire cadeau à personne, absolument personne, de la moindre parcelle de ma liberté ». Ce discours rappelle le 3ème prologue de La Collectionneuse, lorsque Jenny refuse de faire ce que veut Adrien. Il pourrait l’accompagner à Londres comme elle pourrait l’accompagner sur la côte cependant c’est lui qui insiste le plus pour qu’elle vienne avec lui. Comme si il était plus légitime que ça soit elle qui cède à sa demande plus que l’inverse. Lorsque Jenny est un personnage secondaire, Rohmer renverse les perspectives avec Les Nuits de la pleine lune en plaçant Louise au centre de l’action. Il renversera à nouveau le schéma dans Conte d’été en faisant de Léna un personnage secondaire. L’épuisement de Léna rappelle également les moments où Louise craque, épuisée par le contrôle que les hommes de sa vie essayent d’exercer sur elle, jusqu’à son meilleur ami sur lequel elle pensait pourtant pouvoir compter. Tous ses personnages féminins luttent pour se libérer de la possession des personnages masculins, comme luttant contre la tradition au cinéma qui consiste à faire du personnage féminin désiré, la possession du héros au fur et à mesure de la diégèse. De même, la situation de Louise, qui finit par se faire abandonner par son petit ami pour une blonde sportive, ressemble à la situation de Maud. Maud est indépendante et libre et devait revendiquer cette indépendance pendant son mariage, tout comme Louise la revendique. Or Maud se fait tromper par son mari avec « une blonde catholique », son opposé qui deviendra son obsession. C’est également ce qui arrive à Louise, abandonnée par son fiancé pour une blonde toute vêtue de blanc et classée au tennis. On constate donc chez Rohmer un glissement de perspective qui vient placer au centre de l’action des personnages féminins qui était au second plan dans les Contes moraux.
Vis à vis de cette multitude de femmes différentes, les désirs des personnages masculins évoluent. D’un « je rêve que je les possède toutes effectivement » on passe à un travestissement qui permet d’être femme parmi les femmes.
III. Un glissement du désir
a. Le désir de possession
Le désir de possession du personnage masculin envers le personnage féminin est un schéma traditionnel du cinéma classique. En s’appropriant le personnage féminin, le héros masculin permet dans le même temps au spectateur de la posséder. La séquence du rêve dans l’Amour l’après-midi met en lumière ce principe. Rohmer en faisant tour à tour revenir ses actrices met en abime son œuvre dans son film.
La séquence du rêve débute sur un plan rapproché de Frédéric attablé au café. La caméra effectue un zoom progressif sur son visage alors qu’il commence à raconter son rêve. Le récit débute par ses mots « Et je rêve, je rêve que je les possède toutes, effectivement ». Ce rêve de possession de toutes les femmes, est en fait le rêve de possession de tous les personnages féminins des films de Rohmer puisque vont défiler presque toutes les actrices des Contes moraux. On perçoit alors la diversité des types féminins présents dans les films de Rohmer. Il explique qu’il possède une amulette qui contient « un fluide magnétique capable d’annihiler toutes volontés étrangères », l’idée de la suppression de la volonté des personnages féminins nous ramène au rôle du personnage féminin dans le cinéma classique décrit par Laura Mulvey. Le personnage féminin n’existant que pour être observé et avoir un effet sur le personnage masculin n’impose pas sa volonté à l’action. C’est la volonté du personnage masculin qui prime, et seulement lui qui peut agir et contrôler les évènements. Ce désir de possession est celui du personnage masculin mais aussi du spectateur qui possède le personnage féminin à travers le héros. Finalement le fluide magnétique est le fluide du cinéma, au cinéma les personnages féminins sont possédés facilement, comme dans un rêve.
Dans la réalité, et dans L’Amour l’après-midi, la magie du cinéma classique n’opère pas sans amulette. « J’exerce son pouvoir sur les femmes qui passent devant la terrasse du café ». Rohmer met en lumière ce désir mais aussi l’échec de ce désir dans la réalité contrairement au cinéma classique. Il y a un échec des hommes dans les films de Rohmer à posséder sans cette amulette. En effet le personnage masculin est en fait devancé par le personnage féminin, qui fait le désir de le posséder lui avant que lui n’ait le désir de la posséder elle. Cette volonté de la part du personnage féminin désarçonne le personnage masculin qui se retrouve dans la position de l’objet convoité. La possession du personnage féminin ne serait alors plus un acte actif mais une sédition passive à la volonté du personnage féminin. C’est le cas dans L’Amour l’après-midi, mais aussi dans La Collectionneuse, Ma nuit chez Maud et Le Genou de Claire (avec Laura). S’il fait le rêve de toutes les posséder effectivement, et d’exercer son pouvoir sur elle, on peut s’interroger sur son refus d’entamer une relation extra conjugale avec Chloé et sur sa fuite au dernier moment alors qu’il était si près de coucher avec elle. C’est que ce n’est pas lui qui exerce son pouvoir sur Chloé mais Chloé qui exerce son pouvoir sur lui, ainsi il résiste pour ne pas céder. La scène de fuite dans les escaliers présente un plan en plongée totale sur les escaliers vus de haut. Venant signifier le vertige de Frédéric à cet instant, le plan ne peut manquer de rappeler le plan sur les escaliers dans Sueurs Froides d’Hitchcock, où les escaliers symbolisent le vertige réel de Frédéric mais aussi le vertige métaphorique de sa situation faites de faux semblants. Mais quand Scottie monte les escaliers tout en luttant contre son vertige pour retrouver Madeleine, Frédéric lui, les descend en courant pour échapper au pouvoir d’attraction de Chloé. Ce parallèle entre les deux films met en lumière la différence entre les personnages masculins de Rohmer et les personnages masculins du cinéma classique.
Le personnage masculin est déstabilisé par le fait que le personnage féminin contrôle l’action et ait une volonté. Ce qui provoque sa fuite au dernier moment (La Collectionneuse, L’Amour l’après-midi). Dans Sueurs froides c’est Madeleine qui fuit, obéissant aux ordres de l’employeur de Scottie, ce qui permet à Scottie d’être entièrement dans son rôle actif de désirant. Au contraire, les avances de Chloé place Frédéric dans la position du désiré, position qu’il s’empresse de fuir. De même dans Ma nuit chez Maud, Jean Louis n’a aucune difficulté à poursuivre Françoise et à la convoiter car c’est lui qui impose son désir à Françoise. Alors que lorsque Maud, qu’il désire pourtant, cherche à lui imposer son désir, il résiste. Ces réactions masculines semblent témoigner d’un refus total à être posséder par l’autre comme eux souhaitent posséder les personnages féminins. Tout comme dans la logique patriarcale dominante, la figure masculine « ne peut porter le fardeau de la réification sexuelle » et l’homme ne peut supporter l’exhibitionnisme d’un autre homme. Le personnage masculin ne peut supporter de céder au personnage masculin qui cherche à lui imposer son désir.
Si à première vue, les films de Rohmer présentent, comme le cinéma classique, le désir de possession du personnage masculin sur le personnage féminin, ce rapport de possession est en fait infiniment plus complexe comme le montre cette séquence du rêve de L’Amour l’après-midi qui semble mettre en abime les rapports de possession au cinéma.
b. Le désir d’intégration de l’intimité féminine
Ce désir de possession perturbé par la volonté féminine, évolue donc peu à peu dans les films de Rohmer. Dans ses derniers films, plus que posséder, l’homme cherche à se fondre dans l’univers féminin ce qui permet à Rohmer de montrer comment le couple atteint sa perfection dans une forme d’égalité.
Tout comme Rohmer lui-même cherche à se fondre et à fondre son actrice dans un environnement exclusivement féminin pour le tournage du Rayon vert, le personnage de Céladon finit par s’intégrer totalement à l’intimité féminine pour vivre avec son amante. « Je me projette dans un garçon qui s’habille en fille (…) Qu’est-ce qu’il y a de plus merveilleux que d’être une femme parmi les femmes, de n’être plus perçu comme un regard agressif » dit Rohmer en interview. Devenir femme change la nature du regard de Céladon. Bien que Céladon désire Astrée tout comme Frédéric désire Chloé, ce désir n’apparait plus sous la forme de la possession mais juste la possibilité de vivre à ses côtés et de pouvoir la regarder. Si Céladon accepte de se travestir en femme c’est bien que ce n’est pas la possession qui anime son désir. Le traitement du travestissement de l’homme sur une tonalité qui n’est pas comique est rare au cinéma. Alors que le comique habituel vient souligner l’incongruité de la situation, et le ridicule de l’inversion de la norme, chez Rohmer, la tonalité sérieuse ose démonter ce principe selon lequel l’homme ne supporte pas d’être réifier sexuellement. On remarque d’ailleurs qu’à l’inverse le travestissement de femme en homme est rarement traité de manière comique au cinéma. La particularité du film, est que Céladon est réifié lorsqu’il est homme, il est désiré par les nymphes et c’est son travestissement en femme dans un monde de femmes qui lui permet d’être libre, de s’évader, de se libérer du joug de la maitresse de maison. Ce que le travestissement en homme permet aux femmes de faire dans le monde réel, comme l’explique George Sand dans Histoire de ma vie par exemple. Puis dans un deuxième temps, son travestissement en femme lui permet de braver l’interdit d’Astrée qui ne le voit pas comme Céladon. Cependant, on constate que le regard d’Astrée sur Céladon, reste un regard désirant malgré le travestissement. C’est grâce à l’intégration, que le regard réciproque peut avoir lieu.
Avec le travestissement de son dernier film, Rohmer donne à son œuvre un devenir féminin «Ce n’est pas que j’aime tellement les jeunes filles, mais je ressens la fille qu’il y a en tout homme (…) Je la ressens en moi.» On peut dire que le changement du regard de Rohmer sur les femmes s’apparente à une féminisation. Il ne filme plus les femmes comme un homme mais comme une femme en s’apparentant lui-même à une femme, à la manière de Céladon, ce qui n’exclut pas la possibilité d’un désir réciproque mais au contraire le favorise. Il est important de souligner que Les Amours d’Astrée et de Céladon soit son dernier film. Comme le souligne Jackie Raynal dans son interview pour France Culture, le grand cinéaste créateur, pour Éric Rohmer, doit aller vers la lumière, et montrer le monde allant vers la lumière et non pas vers son côté sombre et la déchéance. Les Amours d’Astrée et de Céladon va dans ce sens en proposant une réunification du couple qui passe par la mise en lumière « de la jeune fille » qu’il y a en tout homme.
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Étudier le rapport singulier d’Éric Rohmer avec les femmes nous mène à constater une évolution de son regard sur elle. Cette évolution a engendré trois changements majeurs. Tout d’abord un changement de l’objet du désir dans ses films : d’abord le corps féminin, puis la présence masculine, jusqu’au corps masculin et féminin dans une égale proportion. Mais aussi un changement de perspective concernant ses personnages qui l’amène à placer au centre de l’actions dans Comédies et Proverbes des personnages féminins qui étaient au second plan dans Les Contes moraux et qui se retrouvent dans Les Contes des quatre saisons à la fois personnages principaux et secondaires. Et enfin un changement du désir qui passe d’un désir de possession contrarié, du personnage masculin pour le personnage féminin, à un désir d’intégration de l’intimité féminine qui change la nature du regard de l’homme sur la femme et qui permet le bonheur du couple.
Sources
Éric Rohmer, Les jeux de l’amour, du hasard et du discours, Michel Serceau, Cerf, 2000
Rohmer et les Autres, Noël Herpe, Presse Universitaire de Rennes, 2007
Éric Rohmer, Comédies et proverbes, Alain Hertay, Edition du Céfal, 1998
Analyse d’une œuvre : conte d’été, Martin Barnier et Pierre Beylot, Vrin, 2011
Éric Rohmer, Antoine de Baecque et Noël Herpe, Stock, 2014
« Perceval le Gallois, Brân le Méhaigné et le symbolisme du Graal », Claude Sterckx, La Revue Belge de Philologie et d’Histoire n°62, 1984
« Plaisir visuel et cinéma narratif », Laura Mulvey, Screen n°16, 1975
« Une vie, une œuvre : Éric Rohmer (1920 – 2010)», Hélène Frappat, et Angélique Tibau, France Culture, 03.11.2012
Cannelle Favier