On connaît tous aussi bien le paradoxe du chat de Schrödinger que les films des frères Coen. Ou, peut-être, l’un moins bien que l’autre. Au pire, une séance de rattrapage ne peut que vous faire du bien. Pour ce qui est du rapport avec Inside Llewyn Davis, vous ne tarderez pas à le voir par vous-même.
1° Le paradoxe de Schrödinger ; c’est très simple. C’est l’histoire d’un chat enfermé dans une boîte hermétiquement close. L’observateur extérieur ne dispose donc d’absolument aucun moyen pour savoir si le misérable félin est encore en vie ou s’il a fini par mourir de ce traitement. Aucune certitude. Le chat n’est pas mort. Ni vivant. Il est mort ET vivant. Et Schrödinger d’illustrer ainsi le « principe d’incertitude ». Et les frères Coen d’illustrer ce même « principe d’incertitude », à leur sauce, dans leur nouveau film, Inside Llewyn Davis.
2° Les frères Coen, c’est plus compliqué. Pour rappel, les frères Coen, c’est une fratrie d’hurluberlus géniaux, un peu comme les frères Wachowski, les frères Bogdanov, les frères Marx et consorts. “O’Brothers !” -s’exclame le cinéphile averti. Joel et Ethan, c’est le cultissime « Dude » de The Big Lebowski et son petit péché mignon, le “White Russian”, c’est aussi le torturé Barton Fink -du film éponyme- penché jour et nuit sur sa machine à écrire dans un hôtel miteux, en quête désespérée d’une “étincelle” d’inspiration pour un scénario sur commande, c’est également un George Clooney hilarant à la recherche de bas résilles et de laque à se mettre sur la tête pour ne pas abîmer sa coiffure parfaite dans O’Brother, mais c’est aussi des films franchement surprenants et d’une toute autre veine, tels que le très sombre et sanglant No Country For Old Men avec Javier Bardem dans le rôle d’un tueur psychopathe pour le moins inquiétant, ou le pseudo-biographique A Serious Man qui se penchait avec humour sur les tracas quotidiens et surnaturels d’un Job des Temps Modernes. Bref, voilà pour la séance de rattrapage.
Et dans tout ça, c’est quoi le nouveau film des frères Coen, Inside Llewyn Davis ? Est-ce que c’est de la franche rigolade, du rire un peu gras, avec des personnages à peu près aussi bêtes que le coach sportif qu’interprète Brad Pitt dans Burn After Reading, ou est-ce que c’est encore un de ces films surprenants et d’une veine tout à fait différente dont les Coen ont parfois le secret? Et pourquoi évoquer le chat de Schrödinger à propos de ce film, qui traite de la vie de Llewyn Davis, musicien folk assez talentueux, mais: tocard complet, “loser” total, “squatteur” de canapés, méprisant et ingrat envers tous ceux qui ont pu un jour lui tendre la main ?
Peut-être parce que le seul être dont réussit à sincèrement s’éprendre notre musicien folk pour le moins « tête à claques », c’est ce petit chat roux qui s’échappe au début de l’appartement que notre musicos sans le sou n’a pas manqué de squatter, ce petit chat roux qu’il perd lorsque ce dernier s’échappe par la fenêtre du deuxième appartement qu’il squatte, ce petit chat roux qu’il cherche obstinément dans les rues et qu’il confond la moitié du film finalement avec un vulgaire chat de gouttière, ce petit chat roux qu’il abandonne dans une voiture qu’il laisse sur le bord de l’autoroute en compagnie d’un John Goodman endormi, gras et handicapé, ce petit chat roux qu’il finit par renverser en voiture de retour vers son bar miteux d’adoption. Mais d’ailleurs, est-ce bien le même petit chat roux ?
En effet, élément perturbateur dont les Coen ont le secret : le petit chat roux que Llewyn s’est empressé de recueillir lorsqu’il l’a croisé dans la rue n’est pas le petit chat roux qui s’était échappé de l’appartement du début du film. C’est un vulgaire chat de gouttière. On s’en rend compte lorsqu’il veut le rendre à ses propriétaires. C’est une femelle et pas un mâle ! Où est son scrotum ? s’exclame la propriétaire en larmes. D’ailleurs, on peut continuer de douter. Est-ce que le petit chat roux que renverse Llewyn est le même que celui qu’il a abandonné dans une voiture au bord de l’autoroute ? Rien n’est moins sûr. Le chat de Llewyn n’est pas mort. Ni vivant. Il est l’exemple vivant (et mort) du “principe d’incertitude” qui traverse le film dans toute sa poésie. Le chat de Schrödinger s’appelle « Ulysse », c’est-à-dire “Personne” (confère l’Odyssée, revoyez O’Brother pour cela -c’en est inspiré).
Et c’est ce “principe d’incertitude” qui vient sous-tendre un des éléments structuraux du film le plus énigmatique, la reprise des plans de débuts, la passage à tabac de Llewyn par un mystérieux inconnu, dans une des séquences de la fin, ce mystérieux inconnu remis en contexte vers la fin du film s’avérant être simplement un mari mécontent de la façon dont Llewyn a insulté sa femme la veille au soir. Doit-on considérer que le développement ultérieur du film était une longue explication laborieuse de la séquence inaugurale de passage à tabac : en bref, un long flashback sur les motivations du mystérieux inconnu qui s’avère n’être autre qu’un mari fâché ? Ou doit-on considérer, eu égard aux incohérences temporelles que cette hypothèse suscite, que cette séquence n’est qu’identique formellement (même matériau, même séquençage: ce qui est troublant), et non sémantiquement, et que l’homme mystérieux qui a tabassé Llewyn au début du film n’est pas le même que le mari mécontent qui le tabasse vers la fin du film ? Soyons clair. Est-ce que cette répétition de la même séquence (mêmes plans) sert à expliciter par l’analepse, le “retour en arrière” narratif, la mystérieuse mise à tabac inaugurale de Llewyn, ou est-ce qu’elle sert seulement à pointer du doigt le cycle de mise à tabac auquel ce personnage exécrable se condamne quels que soient les personnages qui puissent lui en vouloir ?
D’ailleurs tout le monde peut en vouloir à Llewyn, et la question n’est pas tant de savoir si le chat est mort ou pas que de savoir si le personnage qui passe à tabac Llewyn est bien un mari mécontent ou s’il n’est pas représentatif de tous les personnages mécontents. Boucle ou analepse ? Carey Mulligan ne peut s’empêcher de trouver dégoûtant ce monstre d’ingratitude qu’est l’homme avec lequel elle a trompé son mari, ce Llewyn Davis ingrat qui a couché avec elle alors qu’il dormait sous le toit de son mari. Que son futur bébé soit de son mari ou de Llewyn, le mystère demeure. Elle ne veut pas jouer avec le principe d’incertitude.
Qu’il soit de Llewyn ou /et de son mari, qu’importe. Il ne doit pas être de Llewyn. Et le mari de Carey Mulligan, un Justin Timberlake pépère en col roulé qui aide Llewyn à se sortir de sa dèche quotidienne, que lui rend Llewyn si ce n’est de coucher avec sa femme et de critiquer ses textes (« Mais qui a écrit cette merde ? » dit-il a son ami). Tout le monde est pris de ce principe d’incertitude, le chauffeur qui amène Llewyn parle et ne parle pas, c’est un muet et un bavard, partagé entre l’aphasie totale en début de voyage et la volubilité étonnante lorsqu’on lui demande de parler de théâtre. Inside Llewyn Davis est un film étonnant, sur un musicien folk un peu égocentrique réduit à la médiocrité, un bon et un mauvais musicien. On doute que Llewyn soit si bon musicien que cela, son entrevue avec l’imprésario de ses rêves ne déclenchant pas pour autant l’enthousiasme. Llewyn est un bon et un mauvais musicien. Malgré toutes ces incertitudes qui travaillent le film, une seule chose est sûre. Inside Llewyn Davis est un bon film. Et le chat de Schrödinger s’appelle Ulysse.
Matthieu Parlons
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