Une analyse des effets spéciaux dans un extrait du film Moonrise Kingdom
Edward Norton à la fin du tournage de Moonrise Kingdom a déclaré : «Tourner avec Wes Anderson, c’est l’équivalent de participer à un camp d’été. Il joue le rôle de mon personnage, celui d’un chef de troupe qui part à l’aventure. » Moonrise Kingdom est donc l’histoire d’une aventure, d’une épopée. C’est l’histoire de Suzy et de Sam, qui tombent amoureux et qui rêvent de devenir aventuriers. C’est l’histoire de deux enfants que tout oppose sinon leur marginalité. Ils décident alors de fuguer ensemble, et toute l’île de New Penzance se met à leur recherche. Dans leur escapade, ils sont notamment aidés par la troupe de scout dont Sam fait parti. Alors qu’un ouragan approche des côtes, ils ont été aperçus au camp scout de Fort Lebanon et leur chef de troupe, interprété par Edward Norton, vient les chercher.
Cette analyse filmique vise à identifier comment Wes Anderson invite le spectateur à renouer avec son imaginaire et retrouver son âme d’enfant avec son utilisation des effets spéciaux à l’aspect bricolé.
Le retour à l’effet spécial originel ou la rupture entre le monde des adultes et le monde des enfants
1965. Cataclysme sur l’île de New Penzance. Nous suivons la course effrénée de Sam, coiffé de son chapeau trappeur, de Suzy habillée de ses habits du dimanche, du chef de la troupe Ward qui bondit à la recherche de ses scouts sous une pluie battante, et des enfants du Camp Ivanhoe qui fuient l’ouragan qui menace de ravager l’île. Wes Anderson nous ramène cinquante ans en arrière, dans la vie de ses personnages ahuris et dépassés par les événements. Et il ne fait pas les choses à moitié: si en 2012 lors de la sortie de Moonrise Kingdom, déjà plusieurs films avaient démontré la capacité et la puissance du numérique comme Avatar par exemple, Anderson opte pour des effets spéciaux simples qui rappellent les techniques employées dans les films de Méliès.
Dès lors, Anderson ne se contente pas de fournir à son spectateur une histoire qui se déroule en 1965, mais son film tout entier prend des allures de film des années 60. Dans cet extrait par exemple, il utilise des maquettes pour réaliser les séquences d’inondation. Les silhouettes des enfants qui courent sur le pont semblent être animés en ombres chinoises. La scène de l’explosion de la tente au Camp Ivanhoe est réalisée en animation 2D numérique, méthode simple et fréquemment utilisée dans le cinéma d’animation. L’emploi de ces effets spéciaux quasi archaïques donne un aspect fantaisiste à Moonrise Kingdom.
Et ce monde fantasque qu’expose Anderson au moyen de ces effets spéciaux bricolés met en évidence le sujet même de son film : la fuite, la fugue, l’échappée des enfants d’un monde d’adultes tristes, autoritaires et incompétents. Anderson crée une réelle rupture entre ces deux univers, soulignée par le barrage qui se brise au début de la séquence. Ils sont d’ailleurs toujours séparés physiquement par la mise en scène, que ce soit par le décor (notamment lorsque les enfants du Camp Ivanhoe restent sur le seuil de la tente de commandement, de l’autre côté de la cloison en toile) ou simplement par la différence d’échelle de plan.
Anderson oppose le monde autoritaire, l’aspect rigoureux et stricte des adultes à celui plus débrouillard et ‘approximatif’ des enfants, accentué par le changement du rythme. Anderson alterne entre plan fixe et caméra portée, selon le point de vue qu’il embrasse. Le spectateur est alors entraîné parmi ces enfants, il participe à leur fuite et il court avec eux lorsque Anderson filme en caméra portée. Ces scènes au caractère assez ‘brouillon’ et libre dénotent avec celles plus conventionnelles qui montrent les adultes intervenir.
Par ailleurs, le film narre l’histoire de ces enfants menés et représentés par Suzy et Sam qui partent à l’aventure dans une quête d’un monde ‘idéal’, comme ceux qu’on trouve dans les contes de fées que Suzy lit tout au long du film. Ils partent en quête d’une vie et d’un amour archaïque, d’un Eden. De sorte, Wes Anderson allie fond et forme pour faire vivre à son spectateur cette aventure de fantaisie de la même manière que la vivent ces enfants et nous rappelle la magie simple et formidable que provoquent les premiers amours, comme le vivent Sam et Suzy. Anderson crée un monde nouveau, littéralement monté de toute pièce et permet au spectateur de retrouver ce sentiment non pas du côté du spectaculaire mais plutôt du côté de l’émerveillement et de la curiosité face aux effets spéciaux et aux trucs.
Un pêle-mêle d’effets spéciaux ou l’émerveillement devant un monde chaotique
Créer le chaos dans la symétrie et l’harmonie ? Say no more. Le talent de Wes Anderson se trouve dans sa capacité à entremêler les rythmes et les genres avec justesse. Il réconcilie ici les plans fixes qui viennent morceler le passage (le plan de la radio ci-dessous par exemple), les ralentis (le saut du chef scout) et la cohue frénétique (la fuite des scouts au Camp Ivanhoe.)
C’est cette mosaïque de rythmes qui justifie à merveille le métissage des genres de Moonrise Kingdom. Mêlez le ton solennel du Commandant lors de la destitution du chef de la troupe Ward, les visages éberlués des scouts devant le sauvetage du Commandant, l’explosion en 2D de la tente du Commandant, le travelling avant sur le visage de Edward Norton les yeux plissés, le bruit des tambours, le déluge et la rupture du barrage, et finalement les feux d’artifices et les explosions à résonance apocalyptique et vous aurez une sorte de spectaculaire burlesque à la Wes Anderson.
Moonrise Kingdom, et plus particulièrement le passage analysé, est une combinaison, une compilation de plans, de rythmes, de genres et finalement, d’effets spéciaux. Nous avons déjà vu que Anderson s’amusait à rompre les codes contemporains en utilisant des effets aujourd’hui archaïques, mais il va plus loin et crée une passerelle entre les films de Méliès et les films modernes, aux effets majoritairement numériques, sans pour autant prendre parti et poser un discours comme « c’était mieux avant. » Il passe ainsi du truc au numérique, en passant de la maquette et à la pyrotechnique, à la technique de l’incrustation, tout simplement.
Moonrise Kingdom est une œuvre hybride, une création hétéroclite. Anderson embrasse tous les outils pour donner vie à un univers « chaotique », mais qui reflète finalement le monde sans limite que l’imaginaire de l’enfant permet. C’est ici le monde imaginaire de l’âme d’enfant d’Anderson qui est mis en image (et il a d’ailleurs affirmé dans plusieurs interviews, qu’il s’agissait quelque part d’un film autobiographique), la reconstitution d’un monde fait de bric et de broc. De sorte, les effets qui relèvent du « truc », comme les maquettes, vont avoir une double action : d’une part ils brisent l’illusion référentielle car le spectateur sent le côté artificiel et fabriqué de la scène, mais d’une autre part, Wes Anderson les traite de façon à les réitérer. Il en appelle à la capacité d’émerveillement du spectateur, il fait appel à son âme d’enfant, il fait appel à ce ‘je sais qu’il y a un truc mais je marche quand même’ qu’on ressent devant un tour de magie, ce sentiment qu’on ressentait devant une cabane bricolée avec quelques draps et ce sentiment qu’on ressent toujours au cinéma. Car c’est de cela dont il est question : y croire. Et c’est ce qui va permettre au spectateur d’être intégré à ce monde chaotique.
L’effet spécial n’est donc ici pas là pour créer un effet bluffant, mais pour créer un effet plutôt magique. Il s’agirait de retrouver l’émerveillement des premiers spectateurs qui découvraient ce nouvel univers qu’était le cinéma, et qui donc portaient un regard assez innocent sur les films. Ce regard ahuri devant un train qui arrive à quai n’est finalement pas si différent du regard de l’enfant sur le monde. Et a fortiori ce qu’accuse et montre du doigt de nombreux cinéastes c’est l’exigence cinématographique du spectateur contemporain qui appauvri sa capacité d’imagination. Un film qui ne dissimulerait pas assez les ficelles de ses effets spéciaux, est un film « mal fait ». Anderson vient de nous prouver le contraire. Il s’appuie dès lors sur l’imaginaire illimité des enfants qui n’a pas besoin d’être inhérent au réel, pour, non pas reconstituer un monde, mais en faire un nouveau.
L’effet spécial ou la fenêtre d’un imaginaire perdu
Finalement, il n’y a pas beaucoup de différences entre Moonrise Kingdom et une pièce de théâtre. Wes Anderson revêt sa casquette de metteur en scène et expose ses maquettes comme un décor de théâtre. Le jeu de ses acteurs fait penser à celui de comédiens, assez exagéré, quasi parodique. Moonrise Kingdom nous rappelle cette vieille tradition où le spectateur découvrait le film projeté une fois les rideaux tirés ; la limite entre théâtre et cinéma n’était alors pas si manifeste. Mais la différence est là : devant une pièce, le spectateur se sait devant une représentation, le théâtre n’a pas la prétention de lui faire croire que c’est la réalité, c’est à lui d’y croire. Au cinéma, par essence, le réalisateur cherche et essaye de capturer et donner le monde le plus fidèlement possible. Mais c’était sans compter Wes Anderson qui lui assume que son film n’est qu’une représentation du et d’un monde.
Et si la représentation de L’Arche de Noé dans la diégèse est annulée, c’est parce que nous l’avons déjà sous les yeux : l’incrustation de Sam et Suzy dans le vitrail à l’image de l’Arche et le déluge qui s’abat sur l’île de New Penzance en témoigne. Alors tout devient un grand jeu, les scouts se tiennent en rang comme s’ils allaient à la guerre, le Commandant Pierce a le rôle du Sergent Hartman (Full Metal Jacket), et le spectateur est amené à jouer le/ce jeu.
En outre, les effets spéciaux permettent de voir ce que les enfants imaginent. Le spectateur pénètre dans cette fameuse cabane bricolée avec quelques draps et deux trois oreillers et se retrouve à la place de ces enfants, dans leur monde imaginaire. Ainsi lorsque le chef scout Ward, fraîchement humilié devant tous les enfants, sauve le Commandant Pierce pris au piège dans sa tente, il apparaît comme un héros. La mise en scène le mythifie et il devient littéralement un géant grâce à la contre-plongée et la maquette qui le grandit. Les effets spéciaux rendent son action encore plus héroïque car elle semble impossible avec le ralenti, le saut à l’air immense grâce à la perspective forcée.
Moonrise Kingdom c’est le film qui rattrape notre âme d’enfant pour la secouer un coup. Moonrise Kingdom c’est le film qui nous rappelle que le monde ne doit pas être que rationalité et cohérence. Moonrise Kingdom c’est le film qui nous prouve que le réel et l’imaginaire se complètent et se nourrissent l’un de l’autre. Et Wes Anderson fait en sorte que le spectateur ressente à nouveau ce qu’il ressentait enfant, lorsqu’une personne devenait immense et incroyable.
Le réalisateur interroge ainsi le spectateur sur son rapport aux effets spéciaux et à sa façon de regarder l’image. Dès le début de la séquence analysée, Sam et Suzy se retournent plusieurs fois vers la caméra dans leur course effrénée, et plus tard ils reviennent sur leurs pas et utilisent les jumelles pour regarder encore une fois en direction de la caméra, comme s’ils observaient le spectateur. Ces regards appuyés nous renvoie ainsi à notre propre position d’observateurs. Le regard est ensuite souligné par un travelling de gros plans qui encadrent les nombreux visages des scouts du camp Ivanhoe éberlués de façon exagérée.
Wes Anderson est le maître incontesté de la composition symétrique. Tout est réalisé pour que chaque plan fonctionne en miroir. Ce n’est plus seulement le cas à l’intérieur de l’image, mais l’image devient reflet, symétrie du spectateur. Ici, les enfants tous alignés sont subjugués, bouche-bées, et ils nous renvoient à nous, spectateurs, assis dans nos sièges de cinéma, immobiles, bouche-bées devant l’effet. Cette idée est appuyée par l’incrustation de Sam et Suzy dans le vitrail : la caméra fait un zoom arrière numérique et passe à travers une fenêtre qui tient le rôle de miroir et d’écran de cinéma. Nous sommes spectateurs, mais aussi personnages. Moonrise Kingdom c’est le film qui nous tend la main et nous invite à redevenir enfant, à croire à cet univers rafistolé.
Ainsi cet extrait, et ce film en général marque la rupture entre deux mondes : celui des enfants qui cherchent à fuir celui des adultes. Mais on comprend que cette rupture/limite est confuse, puisque les adultes sont quelques part toujours des enfants, comme le chef de la troupe Ward. Wes Anderson en utilisant des moyens bricolés, rend compte de cet univers merveilleux et créatif de l’imaginaire des enfants et cherche à réveiller l’enfant qui est en nous, nous pousse à y prendre part et d’y croire. Projeté à l’ouverture de la 65ème édition du Festival de Cannes, il a peut-être pu rappeler aux spectateurs les ‘besoin premiers’ d’être un enfant devant un film.
Blandine Texier