Vincent Lindon s’exprimait jeudi soir devant les élèves de Sciences Po dont je ne fais pas partie, mais à côté desquels j’ai pu assister à cet épatant « Grand Oral » organisé par la télévision de leur école. Avec sa voix qui crisse de vérité, d’émotion, de subtilité, de névrose sympathique et d’intelligence, il nous parle pendant plus de deux heures. Et en sortant, j’ai sur ma joue de vingt ans comme le goût d’une claque qui réveille… et qui rassure.
La première chose qu’il dit en arrivant, c’est qu’il ne veut pas voir trois cent cinquante portables en ébullition devant lui. Ça «monopoliserait la moitié du cerveau de chacun ». Et c’est vrai que ça aurait été un triste gâchis, que de perdre une miette de ce moment. Alors les téléphones sont rangés, Twitter et Instagram font une sieste de deux heures. Au moins le temps de cette rencontre coupée de toute connexion pathologique et continuelle de notre temps. Vincent Lindon annonce donc d’emblée la couleur, comme un coup de gueule général, plutôt abrupte, un peu brutale et sans prendre de pincettes. Il n’en prendra pas une seule seconde de toute façon, et c’est ça qui le rend encore plus attachant et sympathique. C’est cette connivence qu’il n’installe pas avec hypocrisie. Car il déteste la familiarité, il le répètera plusieurs fois. Par exemple, il dit exécrer chez certaines personnalités publiques (ou non), cette mauvaise habitude d’un tutoiement sans vergogne. Quant aux politiques, il préfère les voir debout sur un autel plutôt que suivis de près par une horde de photographes, ou sur le plateau d’On n’est pas couché un samedi soir. En fait pour Lindon, un « Tu m’emmerdes » fait bien moins d’effet qu’un « Ecoutez, vous commencez sérieusement à m’emmerder ». Il prononce ces deux phrases avec le ton de celui qui aime la caméra, bien que ce soir, l’espace en soi dépourvu. Et c’est tant mieux, parce que tout sonne un peu plus précieux. On est comme dans un écrin.
C’est donc un personnage empli de contradictions, d’engagements, de soupirs, de raisonnements autant à l’alambiqué que méthodiques et pleins de sincérité, qui fait face aux étudiants. Il nous entrouvre un peu les portes de ses pensées, de ses réflexions, de ses idées. Il nous parle de « son double » qu’il place devant lui, à notre place, comme une projection imaginaire, pour éviter de se prendre au sérieux et de trop croire à toutes les louanges qu’on lui offre au fur et à mesure de sa carrière. A cette révélation un peu curieuse, sa modestie semble cogner le paroxysme.
Quand on lui demande sur quels domaines il se pencherait pour faire évoluer un peu le cours des choses, il parle de culture et d’éducation. Il aimerait qu’on arrête de donner aux spectateurs ce qu’ils attendent, car pour lui c’est aller à la facilité, ce qui entraîne alors une chute sans fond. Il se penche quelques minutes sur le sujet des migrants, avec en fond de paroles le film de Philippe Lioret, Welcome, sorti en 2009. Il y incarne un maître nageur de Calais qui décide d’aider un jeune réfugié kurde à traverser la Manche à la nage. « C’est pas des clochards ». Il y a aussi parmi eux des avocats, des médecins, qui sont là avec leurs gosses, la même veste depuis des semaines et des chaussures usées. Alors le regard méprisable s’éprend à juger. Ça aurait pu être un mec français qui se réfugie dans un autre pays, regardé de travers à cause de ses pompes pourries et de la misère qui touche sa famille, et il aurait eu beau clamer « J’habitais Boulevard Saint Germain ! », que ce même regard oblique l’aurait incendié. Ces mots déversés avec énergie et quelques envolées lyriques peuvent sonner pour certains schématiques, un tantinet faciles. Mais ils engagent, au moins un instant, à regarder la situation d’un oeil moins à chaud, à hauteur d’homme.
Pour lui, tous les élèves du CM2 jusqu’au bac, devraient regarder Sur le chemin de l’école, le documentaire de Pascal Plisson sorti en 2013. Et s’ils veulent manquer à l’appel, on dirait que c’est « six points en moins sur la note du bac ». En rencontrant ces enfants des quatre coins du monde emplis de l’envie d’apprendre, peut-être qu’un élève sur mille se dira qu’il a de la chance d’étudier. Pour ensuite, vingt ans plus tard, raconter à ses enfants, à son tour… C’est comme ça que les choses avancent, un peu plus positivement. Ce n’est pas l’évocation d’un éventuel « monde bisounours », loin de là l’idée véhiculée et imagée par ses idéaux. Mais juste une espèce d’espoir qui pourrait peut-être nous laisser voir un tout petit peu plus loin que le bout de notre nez, « sinon on se cogne », forcément.
Le plus touchant, c’est le moment où il dit que c’est comme pour «défendre » son père qu’il a fait tout ça, celui auquel il voue une admiration et un amour sans borne, pour son « esprit libre et ouvert». Et pour son grand-père, aussi cultivé qu’érudit. Vincent Lindon a baigné dans la culture, à table, ça fusait, et d’ailleurs il y a croisé Duras, Yourcenar, Beckett, chez son oncle Jérôme Lindon, l’éditeur des Editions de Minuit. Et même s’il y avait des silences entre lui et ces plumes merveilleuses, il a vécu les rencontres, alors ça nourrit forcément. De sa place, qu’il veut modeste même s’il avoue avoir un égo sur-dimensionné (mais bien placé, car avoir un égo, il le pardonne, mais s’il est mal placé, ça en devient rédhibitoire et ridicule nous précise-t-il), il essaie de rendre hommage à ces figures familiales, à travers ce qu’on peut écrire de lui dans Les Cahiers du Cinéma ou les Inrocks, entre autres. Et puis à la question des César, qui se tiennent le lendemain, il répond avec facétie et cet air malicieux des yeux qui frisent et de l’intelligence du coeur que ça ne le dérangerait pas de tenir la place du « recordman » de celui qui loupe à chaque fois la statuette de bronze. Parce qu’une fois de plus, en sautant dans l’avenir et en se dédoublant, il aime embrasser l’idée que deux apprentis acteurs dans quelques années puissent se dire «Tu sais, Vincent Lindon avait même pas reçu de César ! ». Manque de bol, l’hypothétique remarque de ce plausible jeune comédien ne raisonnera pas. Il faut dire que ça aurait été quand même étonnant. Au Théâtre du Châtelet le lendemain, presque à la même heure, Vincent Lindon repart avec le César du meilleur acteur au bras. Et c’est si mérité.
Et puis il y a l’intervention d’Hervé Temime, grand avocat pénaliste. Les mots de l’orateur raisonnent avec aisance, quand il explique pourquoi son métier et celui de Vincent Lindon peuvent se ressembler sous certaines coutures. Face à lui, l’acteur avoue qu’il ne pourrait jamais, parce que c’est organique, défendre quelqu’un qui a commis une action révoltante. Bien au contraire, même. Avant d’ajouter que de la même manière, il ne pourrait pas être journaliste politique, parce qu’il ne peut pas accepter que celui d’en face se dise après le ping-pong verbal «Tiens je l’ai bien niqué Lindon ! » en ne répondant ni OUI ni NON à ses questions. Il n’a pas envie que celui en face de lui se paye sa tête, et encore moins qu’il le fasse avec une fausse et perfide agilité. On peut le comprendre. Il finit par dire qu’il envie un peu Hervé Temime, lequel arrive à acheminer sa pensée d’un point à un autre, clairement, sans s’éparpiller trop, ou du moins s’il le fait, d’une façon délibérée et nette, avec une chute logique. Il regrette de ne pas s’exprimer avec la même fluidité. Alors à défaut de pouvoir le faire, Lindon ponctue ses phrases d’intonations, de gestes, de coups de gueule, pour se faire comprendre encore mieux.
Et voilà déjà la fin. Il nous lance avoir passé deux heures « vraiment formidables », et avoue presque avec un sourire de gamin, que ce plaisir tient aussi au fait, bien sûr, qu’il aime s’exprimer, être écouté,sentir que l’auditoire est attentif à ses paroles. A cet instant je me dis que s’il nous touche, ce n’est pas moins pour sa verve que pour ses vérités à fleur de peau. Il les annonce sans les masquer, sans les détourner, sans tricher. Une note de sincérité qui semble s’émanciper d’un univers souvent glacial, sinon parfois faussement complaisant.
Finalement, comme chaque personne dans la salle sûrement, j’aurais aimé parler avec lui à la fin des applaudissements, mais il y avait un monde fou. J’ai quand même réussi à me frayer un chemin avant qu’il s’en aille. « Vous connaissiez un peu mon père quand vous étiez à Duruy, vous le croisiez au café parfois », « C’est qui ton père ? ». Je lui dis son nom. « C’est pas vrai ?! Mais je l’adore ! Tu l’embrasseras de ma part, promis ? ». A l’époque, papa n’avait pas encore quitté le monde du Septième Art, il était « en haut de l’affiche », quand Vincent Lindon lycéen sortait de ses cours et filait jouer au flipper dans le bistrot au coin de la rue. Ils échangeaient quelques mots, discutaient un peu de cinéma ensemble. Alors ce bref échange boucle l’anecdote que mon père me raconte parfois, parmi ses nombreux et précieux souvenirs.
On étudie les films de Rhomer en ce moment à la fac. Peut-être que le parallèle est un peu décalé, voire absurde, mais les idées de l’illustre cinéaste sur le destin et le hasard me font un peu penser à cette rencontre avec l’acteur. Quinze ans plus tôt, Gérard Depardieu était le premier à recevoir les deux prix pour sa mémorable incarnation de Cyrano. C’est au tour de Vincent Lindon de recevoir avec pudeur, émotion et élégance, le César du meilleur acteur après son Prix d’interprétation à Cannes il y a quelques mois. Il n’est pas là par hasard, on ne le verrait pas autre part. Et en même temps, il détient cette faculté de désincarnation presque totale, qui l’amène à offrir à ceux qu’il choisit d’être pour quelques mois de tournage, une épaisseur désarmante. Multiplicité de destins, aujourd’hui bel et bien récompensée.
Rosalie Charrier
Crédit photo : AFP