Nymphomaniac, dérangé, acide, détestable, railleur, provocateur.
Un récit maintenant vos yeux écarquillés, mais pas d’émerveillement. L’après-conte des histoires de princesses, l’aspect caché, troublé de leur regard pur et innocent. L’instant précis où l’âme et le corps vacillent dans un même mouvement. Nymphomaniac mêle, comme sait si incroyablement le faire Lars Von Trier, blessure et baume apaisant. Un coup envoyé le plus fort possible pour que l’étreinte lui succédant n’en soit que plus délectable.
Le film rugit et ce, bel et bien au sens propre.
Les personnages ne sont pas comparables à des animaux. Ils sont des animaux. L’incipit cinématographique annonce d’emblée le décor : il s’agira ici d’une histoire de pêche. Et la pêche est une chasse. Dissimulée certes, mais, en cela peut-être, d’autant plus cruelle. On traque, on se fait mal, on avale, laissant aussitôt le cadavre d’une chaire désormais abîmée, ravagée, derrière soi. Consommation et oubli. On regarde l’autre avant l’action, on le repère, on l’observe mais jamais un regard ne lui est lancé pendant l’acte en lui-même, et surtout pas après. Ceci est une affaire de l’instant et de sa proéminence.
Oui, tout ceci est effectivement une histoire de pêche. Et, peu à peu, de péché(s). Pêcher le péché en quelque sorte. Les premières paroles de Joe – personnage principal – sont bien à propos : elles témoignent d’emblée d’une peur de la religion, dans son aspect le plus obscur. Le sexe se lie instantanément à la faute, à l’interdit. Son existence même en dépend, se développant alors paradoxalement par l’idée de vice. Et ici encore, l’incipit se fait extraordinairement annonceur: les premières minutes du film débutent par une longue séquence au cours de laquelle de l’eau ruisselle de toute part, envahissante et pourtant paisible, reliée – implicitement – tout aussi bien à la pêche qu’au pêché. Eau érotique, terriblement symbolique. Eau annonçant aussi, plus précisément, la dégénérescence que connaîtra bien vite Joe. Car l’une des scènes paroxystiques du film restera, sans nul doute, celle au cours de laquelle on découvre deux jambes légèrement ouvertes, dans un hôpital et où l’on distingue une goutte, glissant tranquillement le long de la jambe de Joe – prédateur/proie. Goutte discrète, détail insipide et pourtant si fort.
Nymphomaniac est incroyable en cela qu’il hurle en silence. La musique de début et de fin, hard rock tonitruant, ne se répète que deux fois dans le film (au début et à la fin) et sonne pourtant en écho tout au long du récit. Ou, peut-être est-ce l’inverse : le film lui-même résonne dans cette musique. Il se fait symphonie. Cette tension entre silence et tonnerre se développe également au sein de la parole des personnages. Le récit suit son cours en voix off, tranquillement, d’une voix presque éteinte, monotone – et en cela, excellent choix que celui de Charlotte Gainsbourg, au timbre tout indiqué – qui ne s’arrête jamais. Or, contrairement à cette adulte lancée dans son récit et ne laissant que peu de place au silence, la version adolescente de ce même personnage n’ouvre, au contraire, presque jamais la bouche – excepté, certes, pour se lancer dans des plaisirs autres que celui du verbe. Éteinte, provocatrice et à la fois embarrassée, on perçoit au mieux cette facette du personnage lorsqu’elle est confrontée à de véritables problèmes, des rebellions contre son mode de vie.
Enfin, opérer un parallèle avec l’un des premiers films de Lars Von Trier Breaking the Wave apparaît fondamental. Le fait que l’un des acteurs principaux de ce dernier – Stellan Skarsgard – ait une importance toute aussi grande dans Nymphomaniac ne semble pas relever du pur hasard. 20 ans après, le personnage paraît nous revenir, dans le rôle du confesseur cette fois-ci – quand il s’était auparavant fait perquisiteur involontaire. Là où Breaking the Wave était l’histoire d’un amour poussé à son paroxysme, l’amour comme unique sens de l’existence, si intense qu’il pouvait en conduire à un sacrifice de soi pour l’amour de l’autre, et ce articulé dans une perspective religieuse omniprésente – Nymphomaniac s’impose, au contraire, comme un rejet de tous ces idéaux, de toute cette poétique. L’amour est ici, très précisément, ce qui ne peut exister. Ne doit pas exister. On atteint alors une recherche perpétuelle de la force du repoussement des limites de relations sexuelles qui apparaissent non pas tant comme la recherche d’un quelconque plaisir que comme une violence faite à soi-même pour échapper à sa propre existence. Et pourtant, paradoxalement, plus le personnage paraît aller loin dans son érotisme, plus il disparaît. On assiste ici, une nouvelle fois, à un sacrifice de soi, mais, cette fois-ci, pour soi-même. Breaking the Wave posait la foi comme soutien fondamental dans les épreuves de l’existence, mais destructrice dans son excès, quand Nymphomaniac installe l’absence de foi comme une menace, et un risque infini. (Mais Joe a-t-elle véritablement aussi peu de foi qu’elle veut bien le laisser entendre ?…)
Breaking the Wave était l’amour comme instance invisible, vainqueur à coup sûr. Nymphomaniac est le rejet de l’amour, la résignation violente, et la perte de soi par la perte de l’idéal.
Nymphomaniac tiraille son personnage, tant et si bien qu’il finit par l’effacer.
Le personnage principal n’est en aucun cas Joe.
Le personnage principal, c’est la Nymphomanie.
Chloé Letourneur