Que vous ayez adoré ou détesté le dernier film de Steve McQueen et puis même si vous ne l’avez pas (encore) vu, en tout cas vous n’avez pas pu passer à travers les mailles du filet communicationnel de 12 years a slave. Affiches qui mettent en valeur les retombées critiques (apparemment) universellement positives, cérémonies qui font pleuvoir les récompenses … Mais que penser de ce film ? Mérite-t-il autant de louanges ? Est-il à la hauteur des précédents long-métrages de McQueen ? La Celsathèque s’est penchée sur la question et vous propose deux critiques au point de vue opposé pour un débat sans pitié.
CONTRE :
Maudits soient les moments où l’on se retrouve dans une salle de cinéma en s’attendant à voir un grand film. Parce qu’alors seulement deux solutions s’offrent à nous : soit l’on est tout à fait conquis et on oublie son esprit de contradiction en devenant un prêcheur au même titre que les autres ; soit l’on est déçu et on se sent comme trahi par le film qui se déroule sur l’écran et qui nous avait déjà tant promis. C’est ce qui m’est – malheureusement – arrivé devant 12 years a slave, qui a déjà été acclamé outre-Atlantique et qui avait bénéficié d’une communication exceptionnelle.
Tout d’abord, il est regrettable que les personnages de 12 years… soient quelque peu manichéens, à l’instar du grand méchant Epps (incarné par Fassbender). Certes, le personnage de Cumberbatch est un peu plus nuancé. Mais c’est surtout Brad Pitt qui gagne la palme du rôle le plus grossier : il arrive comme le messie, résout les problèmes en un clin d’œil et clôt le film (qui, il est vrai, commençait à devenir long). Brad Pitt, mon héros !
Outre le fait que le film soit trop long et que le jeu de Chiwetel Ejiofor semble se réduire à une barre au milieu du front (cf. image ci-dessus), c’est surtout la froideur factuelle des plans qui m’a dérangée. De plus la mise en scène manque de sobriété et tombe souvent dans la lourdeur, sans opter ni pour le réalisme ni pour le lyrisme.
Pas d’émotion dans ces longs plans-séquences démonstratifs, qui devraient nous rendre fous de rage mais qui ne créent qu’une vague sensation de malaise gratuit (Solomon au bout de sa corde, Patsey attachée à l’arbre). Les châtiments répétés ad nauseam rappelleraient presque les pires dérives d’un Haneke qui fait tout pour dégoûter son spectateur – type Funny Games. Dommage également que Steve McQueen n’ait pas davantage utilisé l’émotion pure qui pourrait provenir du violon de Solomon. Dès que celui joue, une autre musique se superpose et une distance s’installe. Par ailleurs, on regrette également le recyclage de la musique de Hans Zimmer, qui allait mieux dans les films de Nolan.
A cela s’ajoute le sentiment désagréable de voir se présenter tous les éléments essentiels pour étiqueter le film comme « oscarisable ». Les acteurs qui seront ainsi potentiellement primés défilent sans que l’on puisse réellement apprécier leur jeu (Cumberbatch, Pitt).
En bref, Steve McQueen n’insuffle pas toute la puissance et la force du sujet à son film, et n’atteint pas non plus la tension instaurée dans Shame. 12 years a slave est un spectacle commercial plutôt que cinématographique, et semble avoir été créé uniquement dans le but de récolter des récompenses.
PS : Je continue dans la lancée de ma diatribe pour clamer un ras-le-bol général de la caution « basé sur une histoire vraie », du label « true story » qui n’est souvent que l’excuse des films pas terribles.
L.D.
POUR : 12 years a slave: A History of violence
Inspiré d’une histoire vraie, 12 years a slave avait de quoi susciter l’intérêt. Réalisé par un britannique, à qui l’on doit Hunger et Shame, le film s’arrête sur une période de l’Histoire très peu couverte par le cinéma américain : on ne dénombre en effet pas plus d’une vingtaine de films traitant spécifiquement de l’esclavage aux États-Unis. Le défi était de taille pour Steve McQueen, et l’œuvre qu’il livre est à la hauteur de toutes les attentes. Réunissant encore une fois le trio McQueen-Bobbitt-Fassbender (respectivement réalisateur, directeur photo et acteur), 12 years a slave est puissant, terrible et bouleversant. 2h15 ne sont pas de trop pour saisir toute la beauté et l’intensité de ce film, qui a remporté le Bafta du meilleur film il y a quelques jours.
Il serait dommage de réduire 12 years a slave à quelques scènes marquantes, tant l’ensemble du film est excellent. Au fur et à mesure que l’on avance dans le film, chaque scène, chaque image semble avoir été savamment étudiée et longuement travaillée. Comme dans ses deux films précédents, Steve McQueen ne montre rien de plus que le nécessaire, ne se précipite jamais dans la réalisation, et parvient à construire un ensemble qui apparaît comme extrêmement cohérent à la fin du film.
L’histoire est simple. Solomon Northup est un Noir libre, vivant dans le Nord des États-Unis, quelques années avant la guerre de Sécession. Il est le père affectueux de deux jeunes filles, et est reconnu pour ses talents de violoniste. On lui présente un jour deux hommes, qui lui proposent de jouer pour le cirque dans lequel ils travaillent. Solomon accepte, boit un peu trop et se réveille enchainé dans une cellule sombre : en une nuit, il est devenu un esclave. Le reste du film raconte sa vie en tant que nouvel esclave et ancien homme libre.
Autant le dire tout de suite, les rebondissements ne pleuvent pas dans 12 years a slave. On n’apprend pas à la fin que Solomon est en fait le lointain ancêtre de Martin Luther King, et il n’est pas recruté par un pseudo-dentiste pour aller buter du négrier, ce qui s’avère extrêmement bénéfique pour tout le film. Car finalement, toutes les péripéties (peut-on vraiment parler d’action ?) sont centrées sur le même thème, la vie d’un esclave à la fin du XIXème siècle dans le Sud des Etats-Unis, thème d’autant mieux mis en avant que l’histoire qui est racontée ici est bien celle d’un ancien homme libre, qui se retrouve confronté à une vie qu’il ne pouvait apparemment pas soupçonner. Et cette confrontation est extrêmement violente. De fait, c’est cette violence, qui est au cœur du film, qui fait de 12 years a slave une œuvre bien au-dessus de n’importe quel film touchant, de près ou de loin, cette problématique.
Avec Hunger et Shame, Steve McQueen avait déjà brillamment réussi à mettre en lumière la violence de certaines relations humaines sans pour autant la montrer. Le gardien de prison grillant une clope, les phalanges écorchées, dans Hunger, en est un exemple. Dans 12 years a slave, si certaines scènes de torture extrêmement violentes sont effectivement montrées avec cruauté, le plus frappant reste toutes les démonstrations de violence symbolique et verbales, qu’elles soient jouées ou illustrées par des procédés cinématographiques. Le film entier est basé sur une tension perpétuelle, latente, constamment alimentée par divers éléments : à presque aucun moment le spectateur ne connaît de répit, au même titre que Solomon dans le film.
Le rythme des images en dit déjà long sur la manière dont est construit le film. Les premières minutes consistent en une succession d’images qui permettent de comprendre quelle était la vie de Northup avant qu’il ne devienne un esclave. Une fois ce cap passé cependant, le rythme ralentit progressivement, et on retrouve ce qui faisait la beauté des deux précédents films de McQueen : des plans longs, parfois fixe, quelques plans-séquences. Toujours, en tout cas, une manière très réfléchie et posée de filmer : il n’y a aucune précipitation, et chaque plan semble parfaitement juste, ou du moins tout à fait justifié. Ainsi, tout le propos de McQueen est admirablement soutenu par sa manière de filmer. La vie d’homme libre de Northup n’est qu’un lointain souvenir, et on ne l’aperçoit en effet que très rapidement (mais assez longuement pour saisir quelques détails essentiels : la passion de Solomon pour le violon, sa gentillesse, et le respect que tous ceux qui le connaissent lui portent). La vie d’esclave, au contraire, est le présent du personnage principal, et semble définitivement devoir être son futur. Les plans s’allongent donc, et l’image est plus travaillée, comme pour faire comprendre au spectateur que rien ne pouvait venir après cette vie (et donc, que rien ne servait de faire s’enchaîner les plans pour passer à la suite).
Partant de là, un climat assez dérangeant peut s’installer. Le spectateur suit Northup dans sa descente aux enfers, et découvre en même temps que lui, avec la même horreur que lui, la cruauté de la vie d’esclave. Renforcée par l’impression oppressante que rien ne pourra aller en s’arrangeant, une violence latente, symbolique et physique, s’installe. Une description profondément réductrice de 12 years a slave consisterait à dire que le film se base sur un enchaînement de situations afin de montrer l’horreur de l’esclavage sous toutes ses formes, et par tous les moyens. Il faut cependant reconnaître que cette mise en avant est un aspect central du film.
La violence physique, tout d’abord, est montrée sans pathos et sans fioriture. Il n’y a pas d’effusion de sang inutile, mais les scènes sont d’une cruauté impressionnante. La violence dont est victime Northup, et dont sont victimes les esclaves tout au long du film, est banalisée. Les premiers coups que prend Solomon Northup dans sa cellule semblent faire partie d’un processus habituel pour celui qui les délivre. Les coups de fouet, distribués par la suite, s’inscrivent aussi dans une sorte de routine. Dans la plantation d’Edwin Epps, joué par Fassbender, les esclaves reçoivent des coups de fouets à chaque fois qu’ils ramassent moins de deux cent livres de coton en une journée. Enfin, quand Patsey, l’esclave favorite d’Epps, reçoit une bouteille de whisky, lancée par la femme d’Epps, en plein visage, personne ne réagit, ni les esclaves, ni Epps. La discussion se poursuit, parfois entrecoupée de gémissements de la part de Patsey, qui est finalement trainée au dehors sans qu’on ne puisse l’apercevoir distinctement.
Toutefois, cette violence physique, montrée crûment, n’est rien à côté de la violence symbolique qui sous-tend le film du début à la fin de la vie d’esclave de Northup.
Un ressort fondamental de cette violence symbolique est le fait que ni Northup, ni le spectateur, ne peut vraiment comprendre l’enchaînement logique des événements, qui sont dès lors bien plus subits que maîtrisés. Partant de là, des situations simplement gênantes, ou des mots un peu maladroits, deviennent de véritables agressions jetées au visage du personnage principal et du spectateur. L’une des premières scènes, lors de laquelle Solomon Northup se voit utilisé sexuellement par une esclave, en est un exemple évident. D’autres, plus subtils, peuvent être décelés. On peut ainsi penser à ce que dit William Ford, le premier maître de Solomon, à ce dernier lorsqu’il lui offre un violon : « espérons qu’il nous apporte beaucoup de joie dans les années à venir ». Alors qu’à ce moment du film, Northup caresse encore l’espoir d’être libéré rapidement, Ford, en essayant de se montrer affable, ne fait que le mettre en face d’une réalité extrêmement dure, qu’il ne commence à saisir qu’à partir de ce moment.
Un autre ressort de cette violence est le fait, évident et pourtant surprenant, que les esclaves sont considérés comme des marchandises. On leur retire toute humanité, et, au fur et à mesure du film, Northup finit par se la retirer de lui-même. Une scène au début du film, qui donne à voir le meurtre d’un esclave comme une chose parfaitement banale, ou les scènes de bain, où les futurs esclaves sont forcés de se mettre nus dans une cour pour se laver, sont les premiers indices d’un rapport de force qui se poursuit tout au long du film, et auquel le spectateur doit, tant bien que mal, s’habituer. Avant la vente d’esclaves, on renomme Solomon. Pendant la vente, on vante les mérites des esclaves comme on vanterait ceux d’articles de jardinage ou de bricolage. On sépare une famille sans le moindre scrupule, et Solomon, pour couvrir les cris désespérés de la mère, joue un air au violon, ce qu’il faisait durant sa vie d’homme libre pour célébrer des moments heureux. Après la vente, Mrs Ford, voyant la femme noire à qui l’on a retiré ses enfants pleurer, lui affirme avec candeur qu’elle aura rapidement oublié ses enfants, et qu’il n’est donc pas nécessaire de se mettre dans de tels états. Le film entier s’appuie sur ce genre de confrontations, d’autant plus violentes qu’elles paraissent extrêmement banales. Ainsi, quand Northup manque de se faire pendre par un employé de Ford, personne ne vient le secourir, et Solomon est forcé d’attendre le retour de Ford, à qui il appartient, sur la pointe des pieds, pour éviter que la corde ne l’étrangle. Et quand Ford veut lui faire bénéficier d’un traitement de faveur, c’est sur le sol de l’entrée de sa maison, avec un coussin, qu’il le fait dormir.
De même, la manière de parler et de réagir de Northup témoigne d’une perte constante d’humanité. Alors que dans les premières scènes, sont langage était soutenu, les dernières scènes en tant qu’esclave le voient parler de lui comme d’un « nigger » avec peu d’éducation. La scène où l’on apprend qu’Armsby, un ouvrier blanc, a dénoncé Northup (qui voulait envoyer une lettre à sa famille) à Epps, témoigne aussi d’une perte d’humanité. A la lueur d’une simple lampe à pétrole, Solomon ment sciemment pour protéger sa peau, et n’hésite pas à utiliser tout ce qu’il sait sur Armsby (son passé d’ivrogne, notamment) pour le faire tomber à sa place.
Enfin, deux derniers éléments font de ce film une œuvre hors du commun.
Le premier est la mise en scène de Steve McQueen, associée au travail sur l’image réalisé par Bobbitt, évoqué plus tôt. La mise en scène de 12 years a salve est bonne, et parfois géniale. Deux exemples suffisent à s’en convaincre. Le premier renvoie à une scène au début du film, lorsque Tibeats (parfaitement interprété par Paul Dano) se présente auprès du groupe d’esclave qu’il a sous sa responsabilité. Après un discours méprisant, il ordonne aux esclaves de taper dans leurs mains, afin de scander le rythme d’une chanson expliquant qu’il tuera quiconque tentera de s’échapper. Le plan suivant montre William Ford en train de citer à ses esclaves un passage de la Bible traitant de la justice. En fond sonore, la chanson continue, et aux pieuses paroles se mêlent les menaces de mort entonnées par Tibeats. Si un tel chevauchement peut sembler anodin, l’impression qu’il génère est saisissante, et provoque un malaise dont on se défait difficilement, d’autant plus que les scènes suivantes montrent la confrontation entre Tibeats et Northup, qui se termine par la pendaison avortée de ce dernier, sans que William Ford ne puisse rien y faire.
Le second exemple est celui des plans longs. Dans ses deux précédents films, Steve McQueen avait inséré des plans séquences de 15 et 10 minutes environ, lors desquels une scène de discussion était jouée par Fassbender et un(e) autre acteur ou actrice. Dans 12 years a slave, il n’y a pas de telle scène, mais de nombreuses scènes plus courtes sont filmées d’une traite à certains moments dans le film. On peut penser à l’échange de points de vue sur la situation d’esclave entre Northup et la femme à qui l’on a enlevé ses enfants (lors duquel un simple travelling accompagne l’échange d’arguments), ou encore à la scène où Northup livre Armsby pour se protéger (lors de laquelle la lampe est tenue par Epps, qui passe son bras autour du cou de Northup ; une fois la discussion finie, Epps s’en va avec la lampe, et Northup reste dans l’obscurité). La scène la plus marquante reste cependant celle où Epps poursuit Northup autour de l’enclos à cochon. En plus d’être extrêmement bien interprétée, elle est magnifiquement mise en scène. L’orgueil et la jalousie d’Epps sont tournés en ridicule de la manière la plus dramatique qui soit. Il poursuit Northup sans parvenir à le rattraper, tombe dans la fange, se relève, chute en tentant de sauter au-dessus de la barrière. Cette scène qui pourrait sembler comique et apporter un peu de légèreté à l’ensemble est en fait très sérieuse. Ce qui nous est donné à voir, c’est l’impossibilité, pour Northup, de ramener son maître à la raison, maître qui dispose d’une toute-puissance quasi-divine. Même s’il est dans son tort, même s’il est aveuglé par l’orgueil, même s’il se ridiculise, il reste en position de supériorité, ce qui introduit un sentiment d’absence totale de logique dans les rapports entre maître et esclave. La scène suivante, où Epps demande à Northup de l’aider à se relever pour mieux le violenter, ne fait qu’accentuer ce sentiment.
Au brio de la mise en scène, il faut ajouter celui du jeu des acteurs. Tous jouent parfaitement juste, et incarnent à merveille leur personnage. Cumberbatch est très bon dans son rôle de maître bienveillant, Ejiofor, dans le rôle principal, apparaît à la fois déboussolé et en même temps essayant constamment de survivre. Paul Dano réussit à se faire haïr dès sa première apparition, Lupita Nyong’o, en esclave préférée d’Epps, livre une prestation à la fois émouvante et incroyablement puissante. Mais de toutes les performances, et sur la base de critères profondément subjectifs, c’est celle de Michael Fassbender qui apparaît comme étant la plus bouleversante.
Sa première apparition suffit certainement à résumer l’ensemble de son personnage, et de son rôle dans le film. On le voit tenir la Bible devant un parterre d’esclaves, et citer ce qui devrait être un passage des Saintes Ecritures. Le discours qu’il tient est en fait pro-esclavagiste, et, si des passages bibliques sont en effet déclamés, la plus grande partie de son propos sort tout droit de son imagination. Le décor est ainsi planté : Fassbender en esclavagiste mégalomane, et dont la folie ne fait qu’augmenter au fur et à mesure du film. Il est impressionnant de constater avec quelle justesse Fassbender passe du simple salaud à l’ordure touchée par la folie furieuse. Cela commence par la sélection des esclaves qui recevront des coups de fouet parce qu’ils n’ont pas ramassé assez de coton. Puis ça continue avec le viol de Patsey, tellement rapide que l’on ne comprend pas tout de suite. Ensuite, il y a le réveil des esclaves, par un Epps/Fassbender hystérique, au beau milieu de la nuit, pour que ceux-ci dansent pour leur maître. L’invasion de chenilles est ensuite interprétée par Epps comme un fléau venant punir les esclaves qui n’ont pas assez bien travaillé. Quand ceux-ci reviennent à la plantation, on aperçoit Edwin Epps, si dur avec ses esclaves, jouer avec une petite noire comme si elle était sa nièce. Ce simple passage aurait permis à lui seul de comprendre toute la folie du personnage joué par Fassbender. Mais d’autres scènes, plus terribles encore, lui succèdent : celle, précédemment évoquée, où Epps poursuit Northup sans parvenir à lui échapper, par exemple. Surtout, une des dernières scènes du film, lors de laquelle Patsey revient d’une autre plantation, où elle avait le droit d’aller, avec un morceau de savon. Epps, encouragé par sa femme, entre dans une colère noire, et Patsey tente de le ramener à la raison, en lui expliquant que même si elle ramasse chaque jour cinq cent livres de coton, elle n’a jamais eu droit à un bout de savon. Evidemment, argumenter est peine perdue et Epps, sous la pression de sa femme jalouse de Patsey, la condamne à des coups de fouet. Toutefois, au moment fatidique, il en est incapable. Et c’est là un moment incroyablement fort du film, que l’on doit à la fois à McQueen et à Fassbender. On voit en effet un esclavagiste ignoble, qui n’exprime d’autre sentiments que de la colère et de l’orgueil, hésiter et refuser de donner des coups de fouet à une de ses esclaves, qui à ses faveurs. Mais plutôt que d’annuler la sentence, Epps, complètement déboussolé (et Fassbender transmet ce sentiment d’une manière brillante), ordonne à Northup de la fouetter à sa place. Dès lors, Epps reprend son rôle habituel, et, voyant que Northup ne blesse pas vraiment Patsey, lui ordonne de fouetter « until meat and blood flow equally ».
Si le film est bel et bien hors norme, et surpasse de beaucoup la grande majorité des films réalisés jusqu’à présent sur l’esclavagisme, il n’en reste pas moins que certains aspects négatifs peuvent être évoqués.
La musique, tout d’abord, n’est pas à la hauteur des précédents films de Steve McQueen. Au piano minimaliste de Hunger, aux morceaux de Bach interprétés par Gould de Shame, succède une bande originale qui semble avoir été déjà entendue, et qui ne sert pas idéalement le film. On y reconnait la musique de Hans Zimmer, qui avait déjà créé la bande originale de The Dark Knight ou Inception. Les sons graves annoncent trop lourdement certains moments de tensions, et les parties orchestrales sonnent terriblement cliché. Seuls les morceaux joués ou chantés à l’écran (le violon de Nothup, la chanson de Tibeats, les chants de travail, etc.) sortent un peu du lot et améliorent quelque peu le tout.
Ensuite, il y a la prestation de Brad Pitt, qui semble à la fois inutile et incongrue. Le bellâtre joue dans 12 years a slave le rôle cliché du blanc originaire du Nord des Etats-Unis prêt à aider Northup parce qu’il est, très schématiquement, dans le camp des gentils. En plus d’être franchement moyenne, la prestation de Pitt semble n’exister que pour des raisons d’enchainement logique des péripétes, ou pour donner un côté un peu « grand public » au film (ce qui n’est, en soi, pas une mauvaise chose ; dans ce cas cependant, la présence d’autres acteurs comme Cumberbatch ou Fassbender aurait pu nous épargner celle de Brad Pitt).
Enfin, le début du film est un peu commun, dans la mesure où l’on n’y retrouve pas les plans longs et les tableaux qui ont fait toute la beauté des deux premiers films de Steve McQueen, et qui font celle des trois quarts de 12 years a slave.
En dépit de cela, 12 years a slave est donc un film excellent, à la fois incroyablement beau et puissant, et il faudrait certainement bien plus qu’une simple critique pour en démontrer toute sa grandeur. Si le propos s’est ici principalement concentré sur la violence qui traverse le film de part en part, beaucoup d’autres aspects auraient pu être évoqués et longuement analysés. L’histoire en elle-même est peu commune, et la manière dont Steve McQueen l’adapte à l’écran lui rend justice. On aurait pu s’arrêter sur la volonté constante, de la part de Northup, d’écrire à sa famille, et de son long combat pour y parvenir. On aurait pu évoquer les regards caméra de Northup, qui, grâce au jeu de Ejiofor, traduisent à chaque fois une émotion différente, et forment une sorte de gradation qui marque la progression dans le film. On aurait pu analyser le contraste entre les scènes jouées, montrant des hommes privés d’humanité et de liberté, et les paysages montrés à l’écran, qui invitent à l’évasion. On aurait pu aussi s’intéresser aux différentes réactions des personnages, maîtres, esclaves, ou anciennes esclaves désormais femmes de leur ancien maître, face à l’esclavage, qui vont de la rébellion au désespoir en passant par la résignation et la justification logique d’une telle situation.
Le film de Steve McQueen est un coup de maître, un chef d’œuvre dont on ne comprend l’ampleur qu’une fois que les lumières se rallument. La dernière scène résume certainement à elle seule le génie du réalisateur et la puissance du film. Libéré, Northup rentre chez lui pour retrouver sa famille. En douze ans, tous ont vieilli, et sa fille s’est mariée. La famille se tient en ligne, austère, face à Solomon Northup. Celui-ci la regarde, puis, la voix étouffée par l’émotion, prononce deux mots terribles, qui mettent un terme définitif au film, d’une manière certes mélodramatique, mais qui ne gâche en aucun cas le reste de l’œuvre : I apologize.
J’aurais bien aimé vous raconter la dernière minute, mais j’étais trop occupé à pleurer.
R. Vindevoghel