Eastern Boys est le second long métrage de Robin Campillo. Daniel, la quarantaine et célibataire, aborde Marek dans la gare du Nord, un jeune immigré qui se prostitue pour subsister, et vit avec une bande d’immigrés de l’Est. Daniel lui donne son adresse, et est surpris de ce qui frappe à sa porte.
La manière de commettre les méfaits se révèlera plus que surprenante, irréaliste même, façon d’annoncer l’entrée dans la fiction : des vols qui s’entourent de protocoles envoûtants, allant de la séduction à l’abandon, dans un univers exclusivement masculin. C’est que Eastern Boys maîtrise l’art de nous surprendre, sans les artifices du spectacle.
A première vue, on croirait un documentaire. La première scène est longue, et silencieuse, la caméra traque avec douceur une bande d’immigrés dans la gare du Nord, sans que l’on sache ce qu’ils s’apprêtent à faire, à part errer. La force du film réside avant tout dans la capacité à nous révéler les personnages et leurs situations progressivement, nous donnant peu de matériau et de clés de compréhension, verbales notamment. Le mystère de l’image sans paroles est remis à l’honneur, le jeu des devinettes également. Tout passe ici par une fascination des images. La langue russe, souvent non traduite, enrichit le mystère qui entoure ces jeunes hommes à la beauté insolente, et se révèle comme incantatrice, participant activement à la musicalité du film.
D’un documentaire sur l’immigration dans une gare (de type investigation, presque à la « où est Charlie ? ») à un focus sur une romance qui naît et se renforce avec des dommages collatéraux non négligeables, le film gagne en gravité, passant symboliquement de la danse extatique aux combats ; en même temps que la relation entre le français et l’étranger est consacrée comme sérieuse par l’abandon du médium argent entre les deux corps.
La relation qui se noue entre les deux hommes s’annonce de prime abord comme l’entremêlement savant de rapports de force, entre jeune et vieux, étranger et français, prostitué et client, père et fils. Ces relations symboliques sont annihilées par la naissance de l’amour qui va de pair avec la naissance d’une menace qui peut surgir de toutes part, conférant à l’atmosphère une inquiétante étrangeté où se joue le passage de la méfiance à la confiance. En liminaire, une question : celle de la confiance et du crédit à accorder aux mots, primordiale dans toute relation, se trouve réactualisée par une trahison à la base de la relation, une parole manipulée. La confiance accordée, c’est la porte ouverte à l’étranger.
D’où la perspective d’une menace planante, où le spectateur se retrouve dans la même situation que le quadragénaire célibataire (joué par le très touchant Olivier Rabourdin), à tenter de deviner ce qu’il se trame sous le dialecte inconnu qu’est le russe. Cette menace est celle d’un départ, d’un vol, de l’exclusion du pays ou du groupe: menace à la fois intérieure au couple, microscopique, celle d’une trahison ou d’un délaissement, et macroscopique, inhérente à la société, celle d’une exclusion du sans-papier qu’est Marek. C’est parce que chaque instant est potentiellement dangereux qu’il en devient précieux et suspend notre souffle, sans la nécessité d’utiliser les outils cinématographiques traditionnels du thriller.
Entre les deux univers, celui du couple au cadre épuré et sécuritaire, et le monde extérieur menaçant car grouillant de policiers ou de pactes implicites, il y a ce monde paradoxal de la bande, hiérarchisé, qui se veut conservateur d’une mémoire, celle d’une histoire douloureuse de l’Europe de l’Est, quitte à enfermer Marek dans une identité collective qu’on lui assigne, et ne lui laisser aucune possibilité d’émancipation individuelle. Face à cette aliénation, cette présence/absence dans la relation sentimentale et dans la vie de groupe qui fait de lui un étranger total, une seule solution : la création d’une nouvelle filiation et d’un chez soi , bref d’un nouveau monde d’appartenance approprié, l’idéal de la sécurité (alors que la bande est installée illégalement dans un hôtel) qui passe douloureusement par la distance prise avec ses racines. Tiraillé entre les souvenirs de disparition de ses parents et de nouvelles perspectives d’avenir, Marek est l’incarnation de l’immigré où toute émancipation a un prix.
Pourtant, la neutralité axiologique pour laquelle opte Robin Campillo est très appréciable, alors même que les thèmes (l’homosexualité, la prostitution, l’immigration) se refusent à devenir polémiques. Si le film est cruel parfois, c’est dans la complexité de la situation politique dépeinte, et non dans le ton ni dans les personnages puisque tous, parfois malfaisants sont empreints d’une sensibilité. Si la parole est potentiellement le lieu de la tromperie, les images viennent attester de l’authenticité des rapports qui se nouent et de leur charge émotionnelle.
Mais le rythme lent ne fait que repousser l’échéance d’une atmosphère qui s’alourdit et se prépare pour l’explosion finale digne d’un thriller politique ; fin heureuse et cruelle, toute en nuance, à l’image du film même.
CMD