Deuxième film de l’année sur le couturier Yves Saint-Laurent, celui de Bertrand Bonello (L’Apollonide) s’attache à une décennie en particulier : 1965-1976, les années sombres d’YSL et sa période la plus créative, au moment de sa fameuse collection Mondrian. Mais contrairement au film de Jalil Lespert, Saint Laurent est bien plus qu’un biopic ordinaire.
La figure de l’artiste
Si l’on a beaucoup dit que l’homme était en accord avec son époque, on voit davantage la tour d’ivoire qu’il se crée et où il s’enferme. Un split-screen évocateur divise l’écran en deux : à gauche s’enchaînent des images de combats et manifestations du XXe siècle tandis qu’à droite défilent des mannequins dans l’escalier, sans que jamais un lien apparaisse entre les deux. Car s’il a su être mondain, Yves Saint Laurent a souvent été hors du monde – un peu à la manière de Proust, qu’il idolâtrait d’ailleurs. Les “madeleines” ou réminiscences d’Yves sont également nombreuses : les odeurs d’Oran, un souvenir de sa mère qu’il rhabille…
Cette tour d’ivoire est incarnée par l’appartement d’Yves, véritable musée où chaque objet doit être à sa place, dans une scène où tout est contrôlée par le regard tatillon du couturier. Quand il le fait visiter à son amant Jacques de Bascher, YSL est heureux comme un enfant gâté. Après un flash-forward, c’est maintenant Saint-Laurent vieilli qui trône tristement entre ses œuvres, il est même devenu l’une d’entre elles (car c’est aussi sa personnalité que l’on a vendue, comme le disait son compagnon Pierre Bergé aux actionnaires).
Si Yves Saint-Laurent est un couturier, c’est avant tout un artiste. La mode est pour lui un art parmi d’autres : il est tout autant obsédé par la peinture, par Mondrian ou Wahrol notamment. Cela a pu déplaire aux spectateurs puisque Bonello a pris le parti de représenter assez peu le couturier au travail. Certes, on le voit dessiner, mais ses rapports aux étoffes sont rares. Le réalisateur a choisi de se concentrer sur le travail de création et ses difficultés : on voit beaucoup Saint-Laurent en manque d’inspiration. Le processus de création est ainsi au cœur même du film.
La mise en scène du mouvement
Magistralement mis en scène par Bonello, tout dans ce film tient du mouvement : mouvement du tissu, des personnages, de la caméra. C’est aussi le mouvement des femmes qui est libéré, comme la cliente (Valeria Bruni-Tedeschi) soudainement métamorphosée par le tailleur masculin. Les travellings sont nombreux, faisant de la fluidité le mot d’ordre. Saint Laurent est construit comme un bal funèbre, un immense défilé hypnotique et dépressif qui mêle passé et présent. Comme chez Proust, Bonello met, en effet, à mal la chronologie, en faisant resurgir les démons d’YSL à l’heure de sa retraite.
Autre élément de mise en scène, c’est le choix répété du split-screen qui est à remarquer. Bonello indique avoir voulu “créer une façon de filmer les défilés qui n’appartiendrait qu’à ce film-là”. Ainsi, pour représenter le défilé coloré de 1976, l’écran est divisé en plusieurs cases comme un tableau de Mondrian.
La beauté des images, l’étourdissement causé par les mouvements de caméra ou encore la bande-son (qui convoque la Callas) rappellent le cinéma de Luchino Visconti. Ces références sont accentuées par le choix d’Helmut Berger, acteur fétiche du réalisateur italien, pour incarner YSL âgé.
Rôles et intime
Gaspard Ulliel illumine le film d’une prestation ahurissante. Il y est méconnaissable. Ce n’est plus le mâle super viril de La Princesse de Montpensier mais un enfant tourmenté, avec des manières et une voix si particulière. Ulliel rend bien la contradiction d’un homme fragile et subversif, tantôt reposant dans la soie du lit proustien, tantôt corps laissé sans vie sur un terrain vague de la Gare du Nord. Maigri pour le rôle, l’acteur semble sans défense face à un Louis Garrel plus masculin, plus dangereux aussi en dandy dégénéré -version cuir moustache. On croirait Ulliel identique à l’original, jusqu’à ce qu’il passe devant son portrait réalisé par Andy Wahrol : la différence saute soudain aux yeux. C’est que Bonello filme ici un homme hybride, ni tout à fait YSL, ni tout à fait Gaspard Ulliel.
Le jeu d’acteurs et la mise en scène de Bonello font qu’on accède à l’intimité du grand couturier, à ses hallucinations incroyablement visuelles -on pense notamment à la scène des serpents à Marrakech. Mais en dépit de cette immersion dans les tréfonds de l’intime, les émotions trop faciles ne sont pas autorisées au spectateur. La rupture entre Jacques de Bascher (interprété par Louis Garrel, d’une sensualité troublante) et Yves Saint-Laurent n’est pas mentionnée. Au lieu de pleurer sur son amour perdu, c’est son chien qu’il enterre.
Saint Laurent entretient de nombreuses correspondances avec L’Apollonide, précédent film de Bonello. Il explore un univers clos dans les deux films, qu’il soit physique dans L’Apollonide (la maison close) ou psychique dans Saint-Laurent.
Ce film est donc une pièce majeure qui confirme -s’il le fallait- le talent de Bonello. Il s’achève sur Yves Saint-Laurent, éternellement jeune et vivant (mais déjà entré dans la légende), avec son sourire si particulier face à la caméra ; comme pour signifier, non seulement que ses créations sont intemporelles, mais que ce film a contribué à en faire un objet de culte.
Lucie Detrain