La représentation historique dans Valse avec Bachir, Le chat du rabbin et Persepolis
Quand on en vient à raconter l’Histoire sur grand écran, et pas seulement raconter une histoire, le cinéma d’animation semble traiter le sujet d’une façon bien singulière : alors que l’univers graphique s’affranchit de la nature, les voix des acteurs ancrent le film dans la réalité humaine. C’est par le biais de ce curieux mélange qu’Ari Folman dans Valse avec Bachir, Joann Sfar et Antoine Delesvaux dans Le Chat du rabbin et Vincent Paronnaud et Marjane Satrapi dans Perspolis abordent la grande Histoire à travers une histoire plus petite, celle d’êtres humains.
Ces trois films, dont les deux derniers sont tirés de bandes dessinées, se focalisent sur un instant marquant de l’Histoire, un temps fort à l’échelle humaine. En effet, peut-être que le seul moyen de ressentir la force historique est de considérer le minuscule rôle d’un seul individu plutôt que les grands mouvements sur plusieurs générations. Le cinéaste s’attache souvent d’abord à des Hommes, à des faits ensuite. Et c’est à travers un regard personnel que l’on entre dans l’Algérie du début du XXe siècle du Chat du rabbin, dans l’Iran révolutionnaire de Persepolis et dans la guerre du Liban de Valse avec Bachir. L’Histoire peut être représentée de manière immersive, comme dans Valse avec Bachir et Persepolis, où la violence nous prend à la gorge, ou bien uniquement évoquée, en filigrane, par exemple dans les commentaires lucides du Chat sur les antagonismes religieux dans Le Chat du rabbin. Néanmoins, si la part historique du récit varie, les conséquences sur les personnages et leur environnement demeurent les mêmes dans les trois films.
Les trois narrateurs sont pour certains extérieurs à ces conflits, pour d’autres, à la fois éloignés et directement impliqués. Si le Chat est parfois spectateur de la violence religieuse, il reste un félin avec ses propres préoccupations animales ; passer la Bar Mitsvah n’est pour lui qu’un moyen de pouvoir décemment fréquenter sa maîtresse, Zlabya. La position de narrateur qu’occupent Marjane et Ari permet d’atténuer la rudesse de l’immersion dans un contexte de guerre, le spectateur n’a pas à craindre pour le protagoniste puisque celui-ci nous parle en sécurité depuis notre époque. Peu importent les épreuves qu’il endurera, nous savons qu’il est bien vivant aujourd’hui. Dans les trois films alors, cette situation rassurante permet de profondément s’attacher aux narrateurs : on déplore moins la perte de personnages secondaires que celles des héros. Comme le raconte le Professeur Zahava Solomon dans Valse avec Bachir, en temps de guerre c’est l’appareil photo du reporter qui lui sert de rempart contre l’horreur de la réalité, ici ce sont les positionnements narratifs.
Finalement, cette esthétique si particulière du cinéma d’animation peut-elle aussi atténuer, ou bien nous frappe-t-elle aussi durement que la réalité ? Après tout, le dessin animé, comme la peinture, est capable de nous émouvoir tout autant que le modèle original. Dans Le Chat du rabbin, dès la bande dessinée, le dessin de Sfar a toujours été d’un trait léger et humoristique ; l’atmosphère colorée d’Alger et les réparties vives fusant dans le trio du Chat, du rabbin et de Zlabya contrastent et atténuent presque la violence du maître du rabbin, des personnages antisémites ou des bédouins fanatiques. Même la scène sanglante entre le Russe et le bédouin ne vient perturber que le repas, mais pas la gaité générale du film. Au contraire, dans Persepolis et Valse avec Bachir le dessin agresse, les lumières sont souvent sombres et oppressantes, la mort est représentée crûment à l’écran : des militaires, des civils, des proches surtout. En voulant ancrer Valse avec Bachir dans une réalité historique, le film va probablement trop loin, lorsqu’il passe du dessin à des images d’archives brutales montrant le massacre des camps de réfugiés de Sabra et Chatila. Le documentaire perd son aspect artistique, soudainement il dénonce, et froidement. D’autre part, c’est l’esthétique en noir et blanc de Marjane Satrapi, dans Persepolis ou Poulet aux prunes, qui reconstruit l’omniprésence de la mort et l’atmosphère pesante de l’Iran révolutionnaire.
En mettant en relation Valse avec Bachir, Persepolis et Le Chat du rabbin, on peut constater que les trois films représentent des visions très personnelles de l’Histoire d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient au XXe siècle, émergeant de témoignages subjectifs tantôt décalés, tantôt immersifs. La force historique de cette sélection de films d’animation réside dans ce positionnement, entre mise à distance et plongée dans la violence humaine ; mais celle-ci n’est qu’un outil au service d’une narration centrée sur l’individu, elle ne doit pas devenir le seul moteur du récit.
Marc Blanchi