« Tu n’es pas sur Facebook, tu n’es pas sur Twitter, tu n’existes pas ! » s’exclame la fille de Riggan Thomson, le personnage principal du film. Comment exister dans un monde où règnent l’instantanéité et le culte de la personnalité ? Exister, être célèbre, avoir la reconnaissance de ses pairs, c’est bel et bien le combat de Riggan Thomson, un acteur en quête de succès et de sa propre individualité. Etre ou ne pas être célèbre, telle pourrait bien être la question de Birdman.
Birdman ou la surprenante vertu de l’ignorance, c’est la dernière claque visuelle du réalisateur Mexicain A. G. Innaritu, mondialement connu pour sa trilogie Amores Perros, 21 grammes et Babel. Si son dernier film laisse rêveur, la subtilité et la qualité de sa mise en scène donne à réfléchir. Multi oscarisée lors de la dernière cérémonie des Awards à Los Angeles, cette œuvre cinématographique détonne par son originalité. Depuis quelques temps, Hollywood semble avoir du mal à se renouveler, entre les remakes, biopic, spin-off et « true story » stéréotypés. Mais cette panne d’inspiration ne semble pas atteindre les réalisateurs Mexicains qui bouleversent les codes du cinéma américain. Dernier en lisse et également récompensé à Hollywood : Alfonso Cuaron et son cosmique Gravity. Monté comme un long plan séquence de 2H30 et tourné en 30 jours seulement, Birdman nous plonge dans les coulisses de Broadway et affiche un casting d’exception : Mikeal Keatton, Edward Norton, Naoemi Watts et Emma Stone. Notons également le travail remarquable d’Emmanuel Lubezki, le directeur de la photographie qui travaille également avec Terrence Malick.
Birdman c’est l’histoire de Riggan Thomson, un acteur de cinéma un peu paumé prêt à tout pour retrouver le succès. Mondialement connu pour avoir interprété le super héros Birdman dans une franchise de blockbuster, Riggan décide de monter une pièce de Raymond Carver à Broadway pour s’affranchir de ce rôle de héros à plume qui lui colle à la peau. Vaste mise en abime donc, on retrouve autour de la scène une multitude de personnages, comédiens, agents, techniciens et critiques qui dressent une satyre haute en couleur de leur milieu professionnel.
Etre célèbre, mais à quel à prix ?
Au-delà de la qualité intrinsèque du film, Birdman traite de manière émouvante du « come back ». Derrière cet anglicisme tiroir se cache un sens profond désignant bien plus qu’une simple « remontée ». Car pour Riggan rien n’es plus important que la réussite de ce comeback. Et pour ça il est prêt à sacrifier tout ce qui l’entoure, sa famille, ses amis et même sa santé mentale. Loin des grosses productions américaines, s’acharnant à faire des super héros les nouveaux garant de notre société moderne, à grand coup d’effet spéciaux et de testostérone, Birdman (est le titre ne trompe pas) déconstruit les codes de l’image héroïque. Riggan n’a rien d’un héros et encore moins d’un super. C’est un type un peu minable qui rêve toujours de son quart d’heure de gloire quand il portait son masque de héros ringard. Et ca serait sans doute plus facile s’il ne devait pas gérer en permanence son double imaginaire qui essaye de le convaincre de renfiler son costume. Mais Riggan doit justement apprendre à enlever ce masque pour atteindre l’authenticité du théâtre. Comme le symbolise avec brio cette scène d’anthologie, où l’on voit Riggan traverser Time Square en slip devant une foule de curieux.
Il va vite réaliser que ce n’est pas si simple de se réinventer, encore moins quand on a affaire aux spectateurs huppés de Manhattan et qu’on doit diriger des comédiens aux égos surdimensionnés. « Vous n’avez rien d’un acteur, vous êtes une célébrité » lui jette à la figure Tabitha Dickinson, l’impitoyable critique du New York Time. En effet, pour ce repenti des blockbusters, c’est bien le sens de sa carrière qui est mis en cause. Est-il vraiment un acteur de talent ? C’est cette question qui torture le personnage de Riggan. Il ne lui suffit plus de convaincre un public d’ado et de fans déjà acquis à sa cause, mais de séduire un public d’artistes et d’initiés. Toute en subtilité, Innaritu aborde la question de la reconnaissance. Derrière la quête de Riggan qui veut être reconnu pour exister en tant qu’acteur, le réalisateur interroge la nature même de son art, de l’insatisfaction et de la remise en question. D’où le choix audacieux de Michael Keaton pour incarner Riggan. Michael Keaton qui incarnait en son temps la super Chauve souris dans les films de Tim Burton. C’est donc avec ironie que l’acteur reprend ce rôle et rejoue un peu de sa propre histoire. Ce dernier avait eu en effet beaucoup de mal à relancer sa carrière et a se défaire de son image de Batman. Jusque dans les moindres détails le film d’Innaritu jongle entre le réel, la fiction et la re-présentation.
Mise en abime, fiction et réalité
Birdman est sans doute un des films sur le théâtre les plus fascinants de ces dernières années. Si on y retrouve un peu de l’ambiance du Dernier Métro de Truffaut ou de Broadway Danny Rose de Woody Allen, Innaritu est parvenu ici à capter toute la versatilité de la scène. Sur les planches impossibles de couper une séquence au montage, il faut être vrai dans l’instant. D’où la virtuosité de la réalisation, le film s’étend pendant près de 2 heures en un long plan séquence qui permettrait presque aux spectateurs de regarder Birdman comme une pièce de théâtre. On ressent alors mieux la porosité de la frontière qui sépare la scène des coulisses et la fiction de la réalité. Dans Birdman, l’effet de réel s’estompe derrière l’artificialité de la mise en scène. D’une certaine manière l’artifice est revendiqué comme partie intégrante de la création. On ne sait plus si on a affaire à des personnages « réels » ou à des acteurs qui jouent leur propre rôle. Les plans séquences ne trompent pas le spectateur, et les effets spéciaux minimalistes des supers pouvoirs de Riggan sont là pour nous rappeler. En effet tout au long du film l’ancien acteur de Birdman utilise ses super pouvoirs de héros, il est capable de léviter et de déplacer des objets. Ces séquences souvent filmées du point de vue de Riggan semblent véritablement réelles, dans le sens où elles se déroulent en dehors de la scène. Même si on comprend au fur et à mesure que ses pouvoirs ne sont que le fruit de son imagination, quoique la scène finale nous fasse presque douter des intentions du réalisateur…
C’est là une des réussites fondamentales de Birdman, le principe de la mise en abyme permet de donner une consistance particulière aux acteurs qui jouent à la fois leurs personnages et ceux qu’ils sont censés interpréter dans la pièce. L’impression de vraisemblance se déplace et sert à donner de la crédibilité aux coulisses. Comme si les scènes tournées en dehors de l’espace théâtral garantissaient la suspension consentie de l’incrédulité des spectateurs. Le réalisateur ne cesse de jouer ainsi avec nos représentations, c’est le théâtre total qui vient couronner la pièce de succès. Le comédien imprévisible Mike Shinner (incarné à merveille par Edward Norton) ne jure que par la vérité au théâtre, il faut être plus vrai que nature quitte à exhiber son érection en public ou à se souler en pleine représentation. Ce vrai paraitre atteint son apogée à la fin du film lorsque Riggan tente de se suicider sur scène. Il échoue bien sur… mais les plus grands critiques saluent déjà ce geste magistrale et jusqu’auboutiste. Quoi de plus fascinant qu’un acteur qui est près à se donner la mort pour son art ?
Cette attention au réel se retrouve jusque dans la manière dont Innaritu a organisé le tournage. Ainsi, dans la scène mentionnée plus haut où Riggan se retrouve au beau milieu de Time square dans son plus simple appareil a été tournée de manière « réelle ». La production n’avait pas les moyens de faire fermer Time Square pour les besoins du tournage. Il a donc fallu redoubler de stratagème pour réaliser cette scène en décor réel. Mikeal Keaton a bien traversé la place pleine de New Yorkais et de touristes. L’attitude de la foule et de l’acteur sont donc naturelles. La production a engagé une fanfare pour l’occasion afin de détourner l’attention de la foule, pendant que l’équipe du film réalisait la scène. Il leur aura fallu quatre prises au total, sans aucune possibilité de coupe. Alors que ses assistants filmaient avec des caméras, le réalisateur Mexicain prenait un film avec son smartphone. Séquence qui permet de relayer la vidéo sur les réseaux sociaux comme si un passant s’était saisi de l’instant. Encore une bonne idée…
Voir la vie à travers un écran
En backstage, on apprend tout de la vie de Riggan Thomson, de son échec conjugal à sa relation conflictuelle avec une fille qui sort de désintox. C’est que l’homme a complètement délaissé sa famille au profit de sa carrière. Et la célébrité lui est monté à la tête, c’est le cas de le dire… Il a échoué aussi bien dans sa vie sentimentale que dans sa carrière d’acteur. Et il reconnait même être passé à coté de sa vie dans une scène très émouvante où Riggan revient sur le jour de la naissance de Sam. Il explique à son ex-femme qu’il regrette d’avoir filmé l’accouchement avec son caméscope parce qu’il n’a pas pu vivre pleinement ce moment. Dès le début Riggan a mis un écran entre sa fille et lui. Clin d’œil non dissimulé d’Innaritu à nos pratiques contemporaines. Nous sommes devenus incapable de vivre un évènement sans le filmer et le regarder par le medium d’un écran. L’importance même que l’on accorde à cet événement sera évaluée en fonction du nombre de like et de partage que la publication aura générée sur les réseaux.
Riggan est complètement dépassé par ce monde 2.0 qui modifie les codes du show business. Sa fille incarne ce changement. Elle a tout compris du système des médias et du fonctionnement d’internet. Elle travaille même pour son père en tant qu’agent pour l’aider à gérer son image. Mais Riggan parvient sans le vouloir à engendrer un véritable buzz autour de sa pièce, de sa traversée de Time square à son suicide manqué. Tous les internautes s’agitent sur twitter devant cette ancienne star de blockbuster qui se la joue acteur maudit. A défaut d’obtenir l’approbation des critiques du New York Times, il aura au moins pu réussir à faire parler de lui sur la toile. Innaritu ne pose pas de jugement, il étudie ces pratiques dans la mesure où elles perturbent son personnage principal, ni plus, ni moins.
D’où l’importance de ce sous-titre aux allures d’aphorisme : « la surprenante vertu de l’ignorance ». Comme tout aphorisme il laisse la place à l’interprétation de chacun. Ignorance de quoi ? De qui ? Celle des créateurs vis-à-vis de leurs œuvres et de leur réception? Peut être… Toujours est-il que pour continuer à créer mieux vaut parfois ne pas écouter la critique et ne pas chercher la reconnaissance à tout prix. Alors fausse modestie ou humilité, à nous de juger!
Raphaël Londinsky