Maurice Pialat (1925-2003) est peintre avant d’être cinéaste de 1942 à 1946.
Il réalise ainsi son premier long métrage à plus de quarante ans. De fait, ses films sont souvent autobiographiques et emprunts de son expérience de la vie. Dans Nous ne vieillirons pas ensemble (1972), il met en scène une de ses histoires d’amour replacée dans le contexte de la lutte des classes, La Gueule ouverte (1974) aborde la mort de sa mère , Loulou (1980) donne à voir l’adultère qu’il a subit.
Maurice Pialat filme le réalisme du quotidien. La vie du couple est captée sous un angle trivial car son cinéma ne théorise pas, il cherche à capturer la vie simplement vécue.
Dans Sous le soleil de Satan, par exemple, s’il collectionne les petits faits vrais, ce n’est pas par acharnement mimétique mais pour souligner une densité d’intention et des mots ressentis.
Ainsi, Sous le soleil de Satan (sorti en 1987) dévoile des personnages troublants, habités par des doutes intérieurs profonds. Dans un monde où la lumière divine ne semble plus briller que faiblement, Maurice Pialat met subtilement en scène l’ingéniosité du Malin qui fait douter de sa vocation le curé Donissan. Dans cette adaptation du roman du même nom de Bernanos, Gérard Depardieu et Sandrine Bonnaire incarnent admirablement des âmes hantées par le désespoir ou touchées par la Grâce. Ainsi, Maurice Pialat tout comme Georges Bernanos en son temps, souhaite « réveiller » son public en bousculant les habitudes de ses acteurs. Il privilégie la mise à nu des affects et le naturel des acteurs sur des prises de vues irréprochables ; les choix esthétiques du réalisateur servent bien le motif exigeant du mysticisme ; le montage des scènes n’est pas chronologique mais répond à une logique de confrontation des affects. Maurice Pialat y privilégie l’authenticité du jeu des acteurs ce qui rend les éléments fantastiques d’autant plus troublants. La mise en scène austère de la banalité du quotidien nous recentre sur la violence des pensées qui habitent des personnages d’autant plus tragiques qu’ils sont conscients de l’éblouissant pouvoir de Satan. Maurice Pialat reçut pour ce film la palme d’or au festival de Cannes en 1987. Il répliqua aux protestations du public « si vous ne m’aimez pas, je peux vous dire que je ne vous aime pas non plus » ; confirmant son tempérament à contre-courant.
Si Pialat a toujours vécu des relations humaines ombrageuses, il sait capter des morceaux de vie avec une justesse inégalée. Sur les tournages perturbés par les incidents, il n’hésite pas à exploiter la tension née entre les comédiens et lui pour tourner des scènes fortes.
Pialat semble hanté par les quartiers populaires qu’il filme pour la première fois avec poésie et tristesse dans son court métrage L’amour existe en 1960. Les cafés, la pluie dans la rue, les métros encadrent des amours perdues ou désillusionnées. La musique révèle également les sentiments ineffables des personnages. Face à l’indifférence de Nelly, André joue un solo de saxo dans Loulou… « L’air du froid » de l’opéra King Arthur d’Henri Purcell émaille les échecs sentimentaux de Suzanne dans À nos amours qui semblent alors la submerger.
Pialat raconte aussi les petits trafics, les bagarres de rue, les boîtes de nuit, les concierges et les boîte aux lettres. Dans Loulou (1880) le scénario d’Arlette Langmann s’inspire fortement de sa liaison avec Maurice Pialat. Nelly (Isabelle Huppert) fait le grand écart entre deux classes sociales que tout sépare pour s’intégrer finalement dans la moins aisée. Le film est presque contemporain de Ciao Pantin de Claude Perri, , (1883) où Coluche fait la rencontre d’un petit trafiquant de drogue de Barbès.
L’intrigue nous renvoie au trio amoureux classique : Nelly quitte son mari André (Guy Marchand) pour rejoindre Loulou (Gérard Depardieu), un loubard sans ambition. On sent dans les disputes du couple une violence émotionnelle inspirée de sa propre vie. En effet, il n’a pas hésité à mettre en scène la trahison d’une femme qu’il aimait sincèrement. Il dira en cela qu’il a un tempérament masochiste.
Maurice Pialat nous plonge une fois de plus in medias res. Sans début ni de fin, il semble qu’il nous offre tout simplement un morceau de vie. Il ne se passe presque rien à proprement parler, on ne nous donne pas non plus d’explications. Maurice Pialat s’essaierait-il à l’étude de mœurs ? Pas dans sa rigidité méthodique en tout cas. À quoi assistons-nous ? Nous ne pouvons le dire vraiment. Nelly, André, Loulou semblent chaque fois réagir à la vie, entendue à la manière de Bergson comme « création continuée de perpétuelle nouveauté ». Le montage peut paraître décousu et éclaté mais il répond à une esthétique féconde : par l’intermédiaire de la caméra, il nous donne à voir une spontanéité étonnante. La scène de repas exceptionnellement longue semble sortie du champ de la caméra, ce qui fera dire à Yann Dedet, le monteur de Pialat que « La vie est rentrée dans le film ». Maurice Pialat semble vouloir mettre en lumière ce que signifie le mantra de Loulou : « vivre au jour le jour ». Plus exactement, il plonge le couple dans un clair-obscur où la pénombre l’emporte finalement.
Maurice Pialat filmera aussi beaucoup le corps, les relations charnelles entre deux êtres qui ne s’aiment pas forcément. Deux vérités coexistent alors : celle des gestes et celle des mots. Les sentiments sont partagés entre le plaisir de la chair qui gouverne la vie de Suzanne dans À nos amours (1983) et les repères d’une vie ordonnée symbolisée par le mariage. Cette jeune fille de quinze ans interprétée par l’expressive Sandrine Bonnaire, remarquée dès lors, tente de comprendre ses sentiments volatiles mais ne parvient pas à aimer. Le film s’ouvre sur une interrogation: « peut on mourir d’amour ? ». Elle contemple l’horizon. L’opéra du générique fait espérer de grandes choses pour cette jeune femme. Cependant, lorsqu’il faut feindre l’amour au théâtre, elle n’y parvient pas davantage. Le silence seul répond à Luc qui l’aime d’un amour véritable. Suzanne, selon ses propres mots, a « le cœur sec ». Elle est un peu comme ce personnage de L’arrache-cœur (Salinger) qu’elle lit : perdu, il ère seul. Devant Luc, celui qu’elle pourrait aimer, celui qui lui dit « je t’aime », elle est dégoûtée. « C’est tellement agréable de vivre sans aimer personne ». L’insoutenable légèreté de l’être de Suzanne fait vivre aussi à sa famille des scènes de souffrance folle ; « tu es un monstre » lui crie sa mère.
Les répliques crues de Suzanne traduisent un malaise existentiel : « fallait pas me faire ! » sous entendant : à quoi sert de vivre si on ne peut aimer ? Chez Pialat, la veine réaliste est portée par une tristesse lucide néanmoins teintée d’espoir. L’errance de la jeune femme dans les rues de Paris est un leitmotiv prégnant dans ses films. C’est sa manière poétique de dire le monde sans le juger.
Finalement, Maurice Pialat n’est pas assez conventionnel pour être classique et trop passionné pour convenir au courant de la Nouvelle Vague. Il privilégie l’émotion des acteurs au découpage ludique, la simplicité à l’originalité des prises de vues. Dans la vie comme sur les plateaux, Maurice Pialat a été un homme entier, soucieux d’aller sans ambages au cœur des choses sans prendre la précaution de nous les introduire.
Marie-Sophie Listre