Immédiatement suivi de l’adjectif “politique”, le cinéma soviétique des années vingt est dissimulé dans l’ombre de son histoire, des événements de la révolution rouge et de la prise du Palais d’Hiver.
Associé à la manipulation des images, à la vampirisation des masses et à la doctrine du réalisme soviétique (énoncée par Andreï Jdanov en 1934), que voit-on ou plutôt que choisit-on de voir de ce cinéma auquel on dénie, finalement, le statut d’œuvre d’art?
Qu’en reste-t-il? Le plan cliché d’un fier bolchevik au corps musclé arborant une moustache inflexible? Ce qui demeure c’est l’idéologie qui motive l’image cinématographique.
Le cinéma soviétique des années vingt est avant tout parlé et non vu.
C’est ce paradoxe que soulève Le Cuirassé Potemkine, clé de voûte du cinéma soviétique, il en reste le plus fort symbole, le souvenir le plus évoqué, l’exemple le plus étudié.
Réalisé par Sergueï Eisenstein en 1925, il donne à voir la révolution à travers une mutinerie de marins à bord du navire le Potemkine et sa propagation dans la ville, entre insurrection et répression.
Si le Potemkine est considéré comme le parangon du film de propagande, la force de son rayonnement se trouve au cœur des images et non sur les cartons qui les décrivent.
Le film muet est en effet ponctué de cartons qui se veulent explicatifs, or ils se jouent volontairement du spectateur et interrogent son regard. Il voit sur le bateau une viande pleine de vers quand le carton lui assure qu’elle est saine et bonne à consommer. Dès lors, que voir? L’énonciation est en conflit ici, loin d’être unilatérale, elle amène le questionnement.
La dichotomie entre “œuvre d’art” et “outil de propagande” n’a pas lieu d’être sur le Potemkine. C’est un navire en proie à une révolte, mais c’est tout autant un espace complexe que l’on ne saisit jamais totalement et qui trompe l’œil. Le dortoir des marins est montré frontalement et pourtant le spectateur ne voit que des membres et des têtes d’hommes qui surgissent, fractionnés, des nombreux pans de toile des lits suspendus.
“De tous les arts, le cinéma est le plus important pour nous”, Lénine reconnaît ici le magnétisme de l’image cinématographique. Un art qui entraîne les foules comme le met en lumière la scène où des yoles rejoignent le Cuirassé pour ravitailler les soldats, la masse devient une courbe, une ligne épaisse, minimaliste. Il est difficile de ne pas ouvrir les yeux sur le travail formel mené par Eisenstein dans ce passage.
Quand on regarde réellement Le Cuirassé Potemkine on se pose des questions, on saisit la complexité et la richesse sémiotique inhérente à toute œuvre cinématographique. Peut-être est-ce pour cela d’ailleurs que le film est si peu vu. Le voir c’est brouiller le message, la propagande du Cuirassé est étrangement plus efficace lorsqu’elle est traduite par une voix et soumise à la relative simplicité d’un langage. Lorsque Myriam Tsikounas parle de “l’effet Potemkine” elle pointe du doigt une double simplification : un film que l’on ne voit pas pour représenter toute une industrie créative et une doctrine pour rendre visible des images.
Le Cuirassé Potemkine est encore aujourd’hui un navire pris dans la brume que tout le monde distingue sans vraiment pouvoir (ou vouloir) le voir. La propagande, ou la brume dans ce scénario, ne doit pas arrêter le regard mais pousser le spectateur à deviner le navire caché derrière.
laurie étheve