Cinépsis est allé voir Carol en avant-première pour vous (sortie en salles le 13 janvier 2016). Verdict.
New York, quelque part dans les 50’s. Therese (Rooney Mara), jeune employée d’un grand magasin de Manhattan, fait la connaissance d’une cliente distinguée venue acheter un cadeau de Noël pour sa fille. Cette cliente, c’est Carol (Cate Blanchett) : femme mûre, elle va introduire la jeune première dans un monde où l’aisance matérielle est de mise. Carol va la fasciner, et surtout, elle va l’initier à la passion amoureuse. Mais dans une Amérique puritaine d’après-guerre, les deux femmes se trouvent vite déchirées entre les conventions et leur attirance mutuelle.
Adaptation du livre à tendance autobiographique de Patricia Highsmith (Les eaux dérobées, publié dans un premier temps sous un pseudonyme, bienséance oblige), Todd Haynes porte cette histoire d’amour controversée sur grand écran. Loin de la logique du sulfureux Love (Gaspard Noé), le réalisateur nous donne à voir la passion tout en subtilité et retenue. Chronique d’un amour interdit, remise en question de l’American Way of living où l’on attend de la femme qu’elle reste gentiment derrière les fourneaux, réalisateur de talent et casting à tomber en pâmoison : la partie semble gagnée d’avance. Et pourtant. Non pas que Carol soit un film raté, loin de nous cette idée. Mais il nous laisse sur notre faim – la fin elle-même est trop facile – avec une impression générale mitigée, voire dubitative. La critique semblait pourtant unanime : dithyrambique, elle nous promettait un film proche de la perfection (la bande annonce va aussi dans ce sens). Sans doute les attentes étaient-elles de fait trop élevées.
Tout commençait pour le mieux. Un premier plan splendide – une caméra aérienne surplombe une avenue new-yorkaise pour un travelling très réussi – renoue avec la puissance d’évocation propre à la filmographie de Haynes. Car Carol prend son temps afin d’inscrire le film dans une atmosphère feutrée : l’action se déroule dans des restaurants chic à la lumière tamisée, des motels cosy, on passe alternativement d’une maison de campagne au coin du feu à une petite chambre vétuste dans un New York encore américain. Derrière les murs, toujours à l’abri des regards. Beaucoup – trop – de scènes se déroulent dans une voiture (qui ne manque certes pas d’allure, on en convient). Les plans derrière les vitres s’enchaînent, notre vision est brouillée par les gouttes de pluie : le choix esthétique du « reflet flou qui nous échappe » en devient presque agaçant car répétitif. La neige quant à elle vient sublimer le paysage, et renforce l’impression d’un isolement propice à l’idylle des héroïnes. Mais là encore, la métaphore est usée jusqu’à la corde. La beauté de l’image ne suffit pas à faire un bon film ; la tension s’essouffle alors même que la passion s’intensifie. Car si l’amour de Therese et Carol est sincère, n’oublions pas qu’il est condamné par une Amérique puritaine à souhait, laquelle considère alors l’homosexualité comme amorale et contre-nature. Or, le tabou que la société fait peser sur les deux femmes n’est pas traité, comme ignoré, si ce n’est par la double menace que l’on fait peser sur Carol : le retrait de la garde de son enfant par un mari rongé par la jalousie ou encore la nécessaire consultation par Carol d’un « médecin », afin de « soigner » sa « maladie ». Cette scène chez l’avocat offre d’ailleurs à Cate Blanchett l’occasion de faire vibrer notre fibre maternelle à l’aide d’un monologue emporté suintant l’amour inconditionnel (mais c’est bien la seule). Le reste du temps, elle ressemblerait presque à un visage de pub pour cosmétique, magnifique mais un peu snob, beauté froide parfois creuse ; et pour une actrice oscarisée que l’on sait capable de si bonnes prestations, c’est regrettable. Quant à Rooney Mara, qui a obtenu prix d’interprétation féminine à Cannes pour ce rôle, elle signe une performance admirable, toujours dans la retenue, mais loin de la perfection atteinte lors de sa performance dans le Millenium de Fincher (le personnage s’y prêtant). Les seconds rôles tenus par Sarah Paulson, meilleure amie et plus si affinités, et Kyle Chandler, mari en mal d’amour, sont eux aussi très bien interprétés.
On nous promettait une histoire passionnelle sulfureuse, avec deux protagonistes luttant contre les mœurs étouffantes d’une société bien-pensante très normée. Mais où donc est passée l’exclusion sociale sur fond d’amoralité, verdict sans appel condamnant un amour tabou ? Jamais Carol ou Therese ne subissent les regards en biais, l’humiliation, le rejet. Vivre une idylle naissante dans sa bulle, on l’entend, mais une idylle homosexuelle dans les années 1950 déconnectée de toute réalité, c’est tout de suite plus compliqué. Impossible de vibrer de pair avec elles donc, puisque que leur passion est exempte de prise de position corps et âme au nom de l’amour-roi (sauf une fois encore au cours de cette scène chez l’avocat, brillante). Si l’esthétique sert une mise en scène impeccable, elle participe in fine à faire basculer le film du côté du non-dit et de l’intellect, pour finalement le figer dans sa seule beauté rationnalisée. Les scènes de lâcher-prise qui s’inscrivent en opposition avec la retenue ambiante, comme la formidable scène en pleine nuit entre un mari détruit et une meilleure amie impitoyable ou toujours cette tirade chez l’avocat, nous laissent apercevoir ce que le film aurait pu être : un petit bijou à fleur de peau. Certains y verront un choix conscient pour incarner l’ambiance d’une époque – époque où l’on devait même éviter de prononcer le mot d’homosexualité – nous, on y voit une économie de sentiments là où on ne lésine pas sur les moyens techniques.
Notons pour finir ce parti-pris relativement étrange : si le film ne rend pas compte de la réalité sociale d’alors, il s’échine à faire revivre les années 1950 à grand renfort de reconstitutions de décors d’époque, des costumes magnifiques tous plus distingués les uns que les autres, des voitures… La direction artistique est ultra-précise, à la limite du détail maniaco-fétichiste, et ce pour notre plus grand plaisir. Il est vrai qu’on en prend plein la vue tout du long. Mais si vous souhaitez voir des costumes dont le charme est à tomber, si vous aspirez à un cadre d’époque reconstitué pas seulement pour lui-même mais pour servir une véritable intrigue avec de réels rebondissements amoureux, un conseil : quittez Manhattan et dirigez-vous vers Madison Avenue. Bienvenue dans l’univers de Mad Men.
Anaïs Levieil