Il y a des œuvres qui marquent leur époque, qui bousculent, qui transgressent, qui brisent les conventions établies du cinéma. Ces œuvres sont rares, précieuses, tout autant essentielles, 2001 l’odyssée de l’espace en fait incontestablement partie. Ce film traverse le temps et les générations laissant une marque indélébile dans l’esprit des cinéphiles passionnés de science-fiction. L’œuvre de Kubrick prend pied dans un désert aride ou deux attroupements de primates se disputent un point d’eau. Plus tard un étrange monolithe noir apparaît à proximité, il dégage une aura inquiétante et semble exciter les singes. L’un deux, dans une exaltation de furie guerrière, trouvera des ossements et les utilisera afin de pouvoir massacrer ses ennemis : la première arme est née. Des centaines de milliers d’années après cet événement, le scientifique Heywood Floyd est missionné sur la lune dans le but d’observer un étrange monolithe noir aux rayonnements énigmatiques.
Le film de Kubrick est un chef d’œuvre de par son analyse quasi prophétique de la civilisation. Mais au-delà de son aspect réflexif le succès du film tient également dans l’utilisation de la bande originale. Nul n’avait fait auparavant un usage aussi parcimonieux et subtil de la musique dans une production de science-fiction. On se souviendra sans nul doute ad vitam æternam de la scène d’ouverture du film, mettant en scène un levé de soleil incandescent sur Ainsi parlait Zarathustra de Richard Strauss. La grandiloquence de la musique couplée à la scène nous rappelle presque l’éclosion du monde, la notion d’espoir et de chaleur inhérente à toute naissance, qui plus est quand il s’agit de celle de l’humanité.
Richard Strauss donc, mais également Johann (Strauss) et Le beau Danube bleue qui cristallise certainement l’une des plus belles scènes d’apesanteur jamais réalisée. Désormais indissociable de l’espace et de ses légèretés, la valse du compositeur autrichien (surreprésentée dans les publicités) nous plonge dans un abime d’insouciance où nous aimerions flotter, en présence des indolentes navettes spatiales qui peuplent le film. Ces moments de voyage sont la représentation de la grâce, d’une liberté joyeuse et lente, d’une beauté insoupçonnée que J.Strauss sublime avec brio.
Bien que ses périodes de gaité soient réelles elles n’en restent pas moins fugaces et finissent par s’oblitérer devant une musique plus gravement contemporaine. La légèreté laisse place à une mélancolie accablante, une sensation que l’on peut deviner avec les yeux mais principalement par les oreilles grâce à l’adagio Gayane d’Aram Khachaturian. Un des spationautes fait son jogging en esquissant quelques mouvements de boxe, une droite, puis une gauche et ainsi de suite. C’est le quotidien de l’homme moderne, la solitude prend le pas sur le collectif, la musique nous suggère toute la poésie et la psychologie de l’individu esseulé dans sa tour d’ivoire aseptisée. Khachaturian transcende ce sentiment profond qu’est la déréliction.
De l’espoir, de la mélancolie mais également du malaise, de l’étrange voire de la peur. Ne pas citer György Ligeti et le Requiem for Soprano, mezzo Soprano, 2 mixed choirs & orchestra serait un oubli majeur tellement la rencontre des scientifiques avec le monolithe noir en est magnifiée. La modernité de cette scène est à couper le souffle, enrobée de cette musique lancinante, terriblement terrifiante. Des voix ou plutôt des souffles, un vent d’hiver dans une forêt glacée ou la consultation de l’oracle par la Pythie beaucoup de mots pourraient décrire cette œuvre mais peu seraient justes. Ce requiem sinistre donne toute la puissance à une rencontre on ne peut plus symbolique : le tête à tête entre l’homme et le savoir. Inquiétante, énigmatique ou terrifiante la bande son n’a jamais été aussi appropriée qu’à ce moment précis.
La bande originale de 2001 L’Odyssée de l’espace est donc un métissage alliant musique classique (J.Strauss et Richard Strauss) et musique contemporaine. C’est une expérience tout aussi visuelle que sonore, une réflexion poético-philosophique orchestrée d’une main de maître, une épopée prophétique qui restera à jamais gravée dans l’histoire du 7ème art.
Martin Blanchet