Tous les chemins mènent à Roma

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Carlos Somonte/Netflix

Générique de début. Plan fixe, plongée sur des pavés. Puis, à mesure que défilent les noms, une immense flaque d’eau savonneuse recouvre le sol et reflète un rectangle de lumière. Le ciel. Telle est la première image, le premier plan du film Roma réalisé par Alfonso Cuarón. Une image qui en dit long. Le reflet, c’est ce film lui-même. Reflet du monde, reflet du passé, reflet de vies invisibles.

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Mais la mousse finit par recouvrir le sol, brouillant et masquant la surface de l’eau. Retour au monde réel. La caméra effectue un panoramique vertical de bas en haut, faisant apparaître une jeune femme, balai à la main. Cette jeune femme, c’est Cleo (Yalitza Aparicio), une employée domestique Mixtèque. Elle travaille dans une famille aisée à Roma, un quartier de México. Rien à voir avec la capitale italienne, donc ! Même si Alicia Avilés Pozo reconnaît que certains plans et mouvements de caméra rappellent d’autres « romas » de Fellini.

En effet, l’action se déroule au Mexique au début des années 1970. Un contexte qui n’est pas sans rappeler la vie du réalisateur du film. Cuarón avoue s’être largement inspiré de son enfance rue Tepeji, Roma Sud, pour reconstituer l’atmosphère et les tableaux de Roma.

Roma ne s’est pas faite en un jour

Ce long métrage est largement autobiographique, ce qui rend l’atmosphère d’autant plus authentique. Cuarón y sème de nombreuses références à des événements clés du Mexique des années 1970.

Pour commencer, les scènes familiales de huis clos se déroulent dans une maison arrangée pour ressembler à celle du réalisateur quand il était petit. Les catastrophes naturelles sont également très présentes tout au long du film, comme ce tremblement de terre qui survient au moment où Cleo contemple une nurserie à travers une vitre. Le plafond tombe par blocs, les volets volent. Tout n’est pas montré mais suggéré dans le reflet de la vitre et le regard effaré de Cleo, interdite. La violence d’un tel événement est décuplée par le contraste entre l’impétuosité du tremblement de terre et la fragilité des nouveaux-nés, impuissants.

Cuarón effectue un parallèle éloquent entre les perturbations climatiques, la grossesse de Cleo et le contexte social brûlant. Il cristallise ces trois composantes en reconstituant un moment extrêmement sanglant de l’histoire du Mexique, le massacre du Corpus Christi du 10 juin 1971. Une manifestation étudiante qui se transforma en bain de sang lorsque les soldats mexicains, envoyés par le gouvernement, abattirent une centaine de jeunes en guise de répression. Cleo est surprise par cette manifestation alors qu’elle est en train d’acheter un lit pour son futur bébé. Biographique et historique se mêlent donc pour livrer une vision personnelle et incarnée de la vie à México dans les années soixante-dix.

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Enfin, on ne peut ne pas mentionner à la fin du long métrage (no spoiler promis) la simple dédicace qui se découpe dans le ciel, « Para Libo ». Elle s’adresse à Liboria Rodriguez, l’employée domestique qui a élevé Alfonso, et qui représente beaucoup pour lui. Il a ainsi réalisé un film hommage : hommage à son enfance, hommage à celle qui l’a accompagné toutes ces douces années.

Cuarón peint avec beaucoup de justesse le double statut de Cleo : à la fois employée, femme de ménage, cuisinière et nounou, elle est aussi la confidente de la maîtresse de maison et fait partie intégrante de la famille… En particulier lorsque cette dernière éclate en morceaux : le père, qui se faisait absent depuis le début, est en réalité parti depuis longtemps avec une autre femme.

« Siempre estamos solas »

Cet événement en recoupe d’autres dans le film qui touchent tous à la thématique des relations hommes-femmes, notamment l’abandon amoureux. Les deux protagonistes féminins principaux, Cleo et son employeuse Sofia vivent en parallèle deux déceptions amoureuses. L’histoire de l’une reflète l’autre. Pour Cleo, il s’agit de son compagnon qui la met enceinte puis disparaît brutalement. Cleo vit sa grossesse comme un obstacle, une contrainte qui l’isole et la fragilise.

Cuarón traite ces déchirures sentimentales avec beaucoup de réalisme, une certaine compassion mais aussi une distance ironique qui en devient presque tragique. On peut par exemple penser à ce fameux tableau où, au premier plan, Sofia vient d’annoncer à ses enfants que leur père est parti, tandis qu’en arrière-plan se déroule une fête en l’honneur d’un mariage, d’une union. Une leçon de vie que Sofia énonce ainsi : « Siempre estamos solas », «Nous sommes toujours seules ». La douleur de la solitude est dépeinte dans ses formes les plus crues.

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Une photographie remarquable

Si Alfonso Cuarón est un excellent réalisateur, c’est aussi un directeur de photographie talentueux. On l’associe aux grands maîtres du plan-séquence du cinéma contemporain. Il est féru des panoramiques horizontaux et cela se voit dans Roma, notamment dans les premières scènes. La demeure dans laquelle travaille Cleo apparaît sous le regard circulaire de la caméra, qui en panotant à 360° embrasse toute l’immensité et le luxe de la maison.

Cuarón sait faire parler les images d’un simple mouvement de caméra. Ainsi, ce regard caméra devient subjectif, décuple l’émotion, l’effet d’une scène et montre toute son ampleur au spectateur.

À l’inverse, ses plans fixes jouent plutôt sur la réflexion et invitent à regarder le tableau d’un œil critique.

C’est le cas lors de la scène du début dans laquelle le père tente tant bien que mal de rentrer leur voiture luxueuse dans l’étroit garage de la demeure. Il érafle le véhicule contre le mur de part et d’autre, reculant, avançant et reculant à nouveau. Mais, par contraste, la caméra demeure d’une immobilité presque insolente, se contentant d’un montage alterné dynamique constitué d’une succession de gros plans sur un détail de la voiture et du conducteur. Le sentiment d’emprisonnement, de malaise et d’irritation se fait alors ressentir. Cuarón ne cesse de jouer sur la tension des huis clos.

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Le choix du noir et blanc est aussi à souligner. Cuarón joue sur les ombres, notamment sur les contre-jours qui offrent à nos yeux de superbes tableaux, mais aussi sur les sources de lumière comme un rayon de soleil. Il souligne toutes les nuances du noir et du blanc, les subtilités d’un univers en apparence binaire et en réalité bien plus complexe qu’une simple dichotomie tonale.

Il y aurait encore beaucoup à dire sur tous les symboles, les allusions que Cuarón a glissées dans Roma… Mais le mieux serait d’aller le voir de vos propres yeux ! Diffusé dans quelques salles de cinéma aux États-Unis et au Mexique, il est surtout disponible sur Netflix. Le long métrage a déjà remporté le Lion d’Or de la Mostra, deux prix aux Golden Globes et serait en route pour décrocher l’Oscar du meilleur film en langue étrangère… La suite le 25 février !

Julie MORVAN

Sources :

https://www.ladepeche.fr/article/2018/12/18/2927085-roma-d-alfonso-cuaron-en-course-pour-les-oscars-2019-2019.html

https://www.nytimes.com/2019/01/06/movies/golden-globes.html?smid=fb-nytimes&smtyp=cur

https://www.nytimes.com/2019/01/02/movies/alfonso-cuaron-roma-mexico-city.html?module=inline

https://www.nytimes.com/2018/11/20/movies/roma-review.html?module=inline

https://www.eldiario.es/clm/cinetario/Roma-Alfonso-Cuaron-imperio-prodigio_6_850474971.html

https://www.bbc.com/mundo/noticias-46532625