Il existe, dans le domaine du biopic, une règle tacite, dont une scène célèbre de Phantom of the Paradise de Brian De Palma donne la loi. On y voit, en split-screen, un boys-band entonner une bluette tandis que, de l’autre côté de l’écran, dans les coulisses, les membres apparaissent incertains, idiots et drogués ; bref : pris au piège du spectacle.
Le biopic (artistique) est l’élongement de ce procédé à la durée d’un film : chaque apparition de l’artiste restée dans la mémoire collective n’est que le revers, la pointe jaillissante d’un destin individuel, souvent peu glorieux. Le genre invite donc à structurer dialectiquement le récit entre des « nappes intimes » et des « pointes publiques », celles-ci rassemblant et actualisant dans une performance artistique close sur elle-même (chanson, film, peinture) les événements épars contenus dans celles-là. L’aboutissement d’un biopic artistique tient alors au dépassement de la limite formelle entre intériorité et extériorité (que posait le split-screen de De Palma) dans de grandes scènes de création où l’intime rejaillit dans l’œuvre et accède à l’universel.
Miracle de la création artistique
Une séquence de Rocketman en donne une illustration précise : après avoir fait les quatre cent coups ensemble, Elton John et son parolier Bernie Taupin s’assoient sur le toit de leur immeuble : un baiser est avorté entre eux, puis ils font un serment d’amitié. Plus tard, de retour dans sa maison d’enfance, Elton compose sur le piano familial l’air de Your Song, chanson d’amour et d’amitié dont les paroles résonnent avec l’événement précédent (“I sat on the roof,/And kicked off the moss/Well a few of the verses/Well, they’ve got me quite cross“).
Alors que les notes viennent inexplicablement sous ses doigts, l’ensemble de la maison s’approche en silence pour admirer l’artiste au travail. Le morceau approuvé par la famille, reste à l’incarner : c’est l’affaire d’un simple cut qui, au moment du refrain, fait passer Elton du salon au studio, rendant à la chanson toute l’orchestration que le grand public lui connaît. De cette séquence ressortent quatre étapes qui valent comme les conditions de la « transsubstantiation artistique » à l’œuvre dans tout biopic : 1°/ une anecdote intime (ici reproduite dans les paroles) ; 2°/ une épisode de création inexplicable ; 3°/ la reconnaissance du public ; 4°/ l’incarnation de l’œuvre (ici en studio). Au cœur de ce « mystère moderne » gît le silence de la création artistique, envisagée comme les illuministes envisageaient l’inspiration : un mouvement pur (les doigts tapotant le clavier, le visage d’Elton répondant aux sons qu’il produit) qui ne peut se dire ni se penser.
Beaucoup de biopics musicaux se font l’évangile de ce miracle, et en tirent une structure : alternance de longues plages factuelles et d’instants de liberté élevant la vie au niveau de l’art. Cela impose au moins une règle de composition implicite : le respect de la chronologie. Le biopic est en effet toujours une sorte d’herméneutique du sujet, où la reproduction des moments-clés de la vie vise à éclairer le mystère de l’œuvre.
Brouiller la chronologie
C’est justement cette loi de composition que Rocketman met à mal. La trouvaille de Dexter Fletcher, c’est d’avoir subverti la règle pour faire de son film un biopic an-historique, au sens où l’incertitude même de la chronologie permet de satisfaire la caractérisation de son personnage principal. En effet, le récit du film est grossièrement construit dans une perspective mentale, dans la mesure les différentes séquences sont autant de récollection des souvenirs du chanteur à l’heure de sa cure de désintoxication. Le procédé, qui laisse suffisamment de licence pour produire des visions entre laideur kitsch et naïveté allégorique (un vol en fusée sur Rocketman ; une orgie gay pour Bennie and the Jets), permet surtout de valider le brouillage des époques.
Pour obtenir ce portrait impressionniste, Fletcher emploie deux méthodes : d’une part, métaphoriser des périodes spécifiques de la vie du chanteur grâce à ses morceaux antérieurs ou ultérieurs (l’enfance avec I Want Love ; les premiers concerts avec Saturday Night ; les années de débauche avec Honky Cat ; etc.) ; d’autre part, présenter, dans le désordre, plusieurs de ses apparitions cultes (Crocodile Rock [1973] joué avant que la création de Tiny Dancer [1971] ; Don’t Go Breaking my Heart [1976] enregistré avant que le chanteur ne sombre dans la drogue, en 1975 ; etc.). Cet effet de floutage a pour conséquence d’éloigner le film de la chronologie officielle, et par suite de donner une vision résolument subjective du parcours d’Elton John. Dexter Fletcher fait donc le pari de l’authenticité du point de vue (souligné par l’aval officiel du chanteur, également producteur) contre celui du documentaire déguisé.
Regard rétrospectif et conformisme
Reste qu’en ce sens, Rockteman est résolument travaillé par l’illusion du biographisme : vue à rebours, la vie d’Elton John semble une durée continue déterminée par notre regard au présent, c’est-à-dire à une époque où la star est bien-portante, aimée de tous et surtout lisse. Ainsi, dans le film, les moments de création artistique ne se présentent nullement comme des instants de liberté où l’artiste ferait le choix du sens de son existence ; ils sont bien plutôt la réalisation en acte du programme posé par le film dès ses premières minutes : Elton John est un génie et sa vie sera émaillée de succès.
En se présentant de la sorte, le film manque les deux objets qu’il se donne à traiter : représenter un homme qui, à un moment de sa vie, s’est donné pour tâche de se créer ; figurer un douloureux processus de réconciliation avec soi-même. En effet, comment montrer la « naissance » à lui-même d’Elton Hercules John au sein d’une forme rétrospective qui subsume tous les instants de liberté dans une durée étale, pouvant se résumer à l’expression « il a toujours été ainsi » ? Et, par conséquent, comment penser la réconciliation comme un horizon seulement désirable à partir du moment où l’on n’a été témoin d’aucune rupture comportementale ? A terme, le film résume sa résolution finale à l’opposition entre de deux modes de vie : celui, sain, des premières années et celui, débauché, des années 1975-1983. Quant au facteur de rupture, ce n’est qu’un homme : John Ried.
De fait, sous couvert d’hagiographie officielle, Rocketman propose un portrait si maladroit qu’il dépossède son personnage principal du seul droit dont il pourrait faire usage dans un tel contexte, celui de réorienter son existence, même dans le « mauvais chemin ». C’est là tout le conformisme d’un film qui, comme son sujet, n’a décidément plus rien de rock’n’roll.
Thomas GRIGNON