Prix du jury ex-aequo à Cannes, le Bacurau de Kleber Mendonça Filho et Juliano Dornelles raconte l’histoire d’une révolte : celle d’un village abandonné par des politiciens véreux, dont l’exclusion se matérialise littéralement par sa disparition de la carte. C’est la révolte d’un peuple ou plutôt celle du peuple brésilien, celui du Nordeste, marginal et délaissé, même par son propre cinéma. Bacurau naît d’une volonté de filmer ceux qu’on ne filme pas, ceux qui sont représentés comme des « gens simples » sans histoire et dont l’importance n’est qu’au second plan. Au Brésil, la difficulté de promouvoir le film s’explique par ce fait : « trop de gens pauvres » à l’image et ça n’est pas très vendeur. A l’ère de Trump et de Bolsonaro, Mendonça Filho et Dornelles les mettent sur le devant de la scène, et immortalisent la vengeance sur les envahisseurs comme jamais elle n’a été immortalisée.
OCNI : objet cinématographique non identifié
Du global au local, de l’infiniment grand à l’infiniment petit, dès la séquence d’ouverture, la caméra, accompagnée de Gal Costa en fond sonore, se déplace de l’espace à la terre brésilienne, pour se rapprocher dangeureusement de ce qu’on devine être le sertão. Cette vue satellite dessine un Brésil exclu et à part, capturé à l’image comme une proie, qui ne s’harmonise pas avec le reste de l’Amérique Latine, éclairée par l’activité urbaine à l’inverse du Brésil, plongé dans l’obscurité la plus totale. La menace plane déjà sur Bacurau. Mendonça Filho et Dornelles dressent un tableau de l’étrange, à l’image de leur proposition artistique décalée. Cette scène d’ouverture et sa suite sont annonciatrices : un camion qui écrase des cercueils sur une route déserte, des gros plans sur des regards inquiets, un enterrement, un drone soucoupe-volante, une horde de chevaux sauvages au galop dans le silence de la nuit, un panneau à l’entrée du village « se for, vá na paz » (si vous venez, venez en paix). Tout présage le pire et la montée en tension crescendo qui s’étend sur les 2h12 du film est l’un de ses éléments forts et produit un climax final jouissif.
La première partie du film plonge le spectateur dans une ambiance anxiogène et dans la confusion. Il ne comprend pas tout ce qu’il voit sur le plan narratif, c’est pourquoi le scénario est d’une intelligence remarquable. Lorsque vient la deuxième partie, les pièces du puzzle s’assemblent dans nos esprits et on comprend mieux les métaphores initiales. L’échange des points de vue est surprenant et permet de se glisser à la fois à la place des oppresseurs et à la place des oppressés.
Et si le spectateur ne comprend pas tout ce qui se passe à l’écran, il ne parvient pas non plus à classer le film dans un genre particulier. Parce que Bacurau est un OVNI du cinéma. Le film mélange les genres, à l’image de As Boas Maneiras de Marco Dutra et Juliana Rojas en 2017, qui puisait dans le fantastique, le conte de fée et l’horreur pour faire une critique sociale puissante et originale du Brésil. Thriller, film de survie, western, science-fiction, comédie noire, Bacurau, véritable hybride, est un film de genre qui ne se laisse pas enfermer dans une catégorie. C’est également pour cette raison qu’il divise la critique. Bacurau revendique ses influences : le cinema Novo des années 50 et son chef de file Glauber Rocha qui représentent la désolation du Nordeste ; Tarantino pour le gore assumé, l’esthétique du sang, la passion de la série B ; John Carpenter pour son amour du cinéma de genre. Si le film combine les genres à l’écran, il propose également une grande diversité musicale, entre tradition et modernité. Son étrangeté réside ainsi dans sa bande originale envoûtante portée par Mateus et Tomas Alves Souza avec des compositions aux accents éléctroniques qui détonnent avec les chants traditionnels des villageois et les classiques ancrés dans la culture brésilienne. Sans oublier évidemment la beauté des plans bigarrés que filment Mendonça Filho et Dornelles. Cette beauté ne va pas sans contrastes, notamment grâce au jeu des lumières qui accentue la singularité de l’oeuvre.
Ce caractère hybride et cette abondance de citations a pu déstabiliser certains spectateurs, mais Bacurau est un film qui se veut déstabilisant, qui déroute et surprend par son audace. Tel un maelstrom, il nous entraine irrésistiblement dans son univers loufoque. Et que l’on adore ou que l’on déteste, il ne laisse pas indifférent.
Hymne à la résistance : l’oppresseur oppressé
Bacurau utilise le cinéma de genre pour mieux se saisir du paysage politique contemporain brésilien. Souvent présenté comme un film d’anticipation, Bacurau semble pourtant bien dénoncer la violence du Brésil d‘aujourd’hui, sous la coupe de Bolsonaro. En réalité, le film a été tourné avant l’arrivée au pouvoir du président brésilien, en ce sens, il apparaît comme dystopique. La séquence d’ouverture indique que l’action se déroule « dans quelques années », un futur proche qui nous percute aujourd’hui de plein fouet. A sa sortie en octobre 2019, il fait écho à l’actualité : la dystopie est devenue réalité.
Dans son film Aquarius en 2016, Mendonça Filho priviligiait l’émotion, la subtilité et la réalité dans ce qu’elle a de plus brute pour faire le portrait d’un Brésil déséquilibré et inégal à travers le personnage de Clara, une résistante qui va à contre-courant de ce que la société capitaliste tente de lui imposer. Sônia Braga incarne magistralement la Clara d’Aquarius et la Domingas de Bacurau : deux résistantes, deux allégories d’un Brésil en lutte, deux femmes qui assouvissent leur vengeance finale, une qui nous émeut et l’autre qui nous fait sombrer dans sa folie sanguinaire. Bacurau est l’explosion démesurée d’Aquarius : il est l’absurde, l’extrême, la vengeance meurtière. Mais l’utilisation de l’absurde est totalement justifiée : dans un monde qui place le capital au dessus de l’humain, qui sacrifie la collectivité au profit de l’individualisme, comment y retrouver du sens ? Bacurau repousse les limites du genre pour s’ériger en porte parole d’un peuple uni qui se bat. Car le film est une ode à la solidarité. Il met en scène une myriade de personnages aussi différents les uns des autres qui ne font pourtant qu’un. Bacurau se présente comme un film inclusif et moderne, ce qui contraste avec la représentation que l’on peut se faire du sertão.
Après les Bruits de Recife en 2012 et Aquarius, Mendonça Filho s’attaque une nouvelle fois au Nordeste mais il substitue à des oeuvres urbaines un film global qui résonne juste dans toute l’Amérique Latine, bien que l’action se déroule dans le sertão. Le village de Bacurau n’existe pas réellement et pourtant, il est tous les villages du Brésil, ceux du Nordeste, isolés et éloignés de Rio, Brasilia et São Paulo. Il est le village des laissés-pour-compte. L’imaginaire du sertão évoque les mythiques clivages campagne/ville, nature/civilisation, tradition/modernité pour faire le récit d’une conquête de l’Ouest dans un contexte brésilien contemporain. Une conquête post-moderne qui voit la riposte sanglante du peuple persécuté. Le sertão convoque ainsi de nombreuses images et fait notamment appel au mythe du cangaçeiro brésilien, cette figure du bandit qui luttait contre la domination des riches propriétaires terriens sur les paysans. Le personnage de Lunga est clairement une référence moderne au cangaçeiro Lampião, héros populaire de l’époque. La terre promise, défendue par ses hors-la-loi, ne cède pas à la frontière et réécrit l’histoire à l’encre rouge. Bacurau est donc un film de résistance contre les envahisseurs. Deux mondes s’opposent : les oppressés et les oppresseurs. Ces derniers sont incarnés par le préfet de la région véreux et les paramilitaires américains : c’est donc à la fois une menace intérieure et une menace extérieure qui sèment le chaos sur le village. Si certains reprochent un certain manichéisme au film (les méchants américains VS les gentils villageois brésiliens), il est avant tout important de replacer le film dans le contexte politique et social actuel pour mieux comprendre la démarche. Bacurau ne fait pas l’apologie de la violence, elle n’est pas gratuite, elle se doit d’être. De ce fait, l’échange des points de vue est intéressant : poussée à bout, la victime devient le bourreau. La résistance est inévitable car résister, c’est exister. La violence apparaît comme l’ultime recours face à l’injustice et l’incarnation du mal.
Même si le film touche particulièrement un peuple brésilien en pleine ébullition, il peut également avoir une portée internationale. Le message universel qui se dégage est aussi celui de la résistance face à l’hégémonie américaine, un message qui encourage à préserver son propre héritage culturel. Toute la symbolique autour du musée dans le film prend alors tout son sens. Le musée, c’est la mémoire, le souvenir d’un patrimoine culturel. Et c’est à la fin le musée qui vainc, tandis que l’oppresseur git six pieds sous terre, oublié de tous.
Un film explosif, fantasque, inspiré et inspirant, dont l’aspect bordélique est entièrement assumé et revendiqué. Mendonça Filho et Dornelles puisent dans le genre et tout simplement dans leur amour pour tous les cinémas afin de faire résonner un message politique fort. A l’ère de Bolsonaro, tous les coups sont permis pour se faire entendre et Bacurau choisit la meilleure voie possible : l’excentricité teintée d’une violence trop longtemps refoulée et parfaitement justifiée.
Lisa Eliet
Source :
Ecouter le présent, Entretien avec Kleber Mendonça Filho et Juliano Dornelles (Les Cahiers du Cinéma n°758)