La scène d’ouverture de La Science des rêves de Gondry (2006) présente le personnage principal – Stéphane – dans le « Stéphane Show », véritable plateau télé, qui n’est autre qu’une représentation métaphorique de ses pensées. Face à des caméras en carton, il donne aux spectateurs « la recette du rêve ». Il sort une grosse casserole qu’il positionne sur des plaques chauffantes et mélange différents ingrédients : « il s’agit d’une délicate combinaison d’ingrédients variés. Deux cuillères de pensées éparses, saupoudrées de réminiscence de la journée. Un nuage de souvenirs. Amour, affection, relation et autres trucs en « tion ». Et une touche personnelle ».
La Science des rêves raconte l’histoire de Stéphane, jeune homme amoureux de sa voisine Stéphanie, et qui a tendance à confondre rêve et réalité. Au début du film, Stéphane se présente à son premier jour de travail dans une entreprise qui fabrique des calendriers photos. Il est très déçu de sa journée qui se résume à un collègue vulgaire, un job ennuyeux, et un patron tyrannique qui refuse d’utiliser ses créations pour décorer les calendriers. Il rentre chez lui et fait un rêve.
Le rêve comme lieu de tous les possibles
En effet, dans le rêve les possibilités sont infinies : il permet la libération des contraintes et la transfiguration des lois, sociales ou physiques. Dans son rêve, Stéphane se libère d’un travail et de collègues qu’il n’aime pas. Il s’agit de se libérer d’une place pour en prendre une autre : celle de son employeur. Cela passe par la violence : il attaque son patron avec une machine à raser, qui devient une arme. Le rêve devient alors le lieu du renversement pour le « big boss » : renversement à la fois social – de chef d’entreprise, il se transforme en SDF – et physique – de son bureau à l’étage, il tombe en bas dans la rue. Le rêve permet également l’absence totale de contraintes physiques. La force de Stéphane est décuplée, puisqu’il arrive à battre deux personnes. Une machine à raser fait pousser en vitesse rapide des cheveux et une barbe. Puis Stéphane prend son envol, flotte dans une ville en carton, défiant ainsi toute gravité. Le rêve devient alors un espace ludique où Stéphane maîtrise toutes les composantes.
Dès lors, le rêve devient le lieu de tous les désirs et de la réalisation de toutes les pulsions. Dans le rêve, le « ça » que Freud décrit comme une « marmite pleine d’émotions bouillantes » peut s’exprimer pleinement.
Le côté bestial de Stéphane ressort. Le personnage parle très peu, le logos s’efface peu à peu : on ne comprend pas ce qu’il dit, il prononce des phrases très courtes, qui souvent n’ont pas de sens. Stéphane est alors en proie à des pulsions agressives. Il attaque ses collègues : les relations sociales deviennent bestiales ; l’attaque de son employeur traduit une pulsion de domination et de prise de pouvoir. Le désir prend le dessus, comme le montre le rapport sexuel avec sa collègue Martine sur la photocopieuse. On peut noter le comique de la représentation des pulsions, notamment avec la musique pour la scène de bagarre ou l’effet accéléré qui montre le côté mécanique du rapport sexuel. Ainsi, le rêve est ce qui permet un événement impossible ou irréalisable d’advenir. En ce sens, le rêve est un effet spécial : celui de la conscience.
Finalement, l’effet spécial permet de représenter un espace mental, celui de Stéphane qui est physiquement représenté par un décor qui devient effet. Comme nous l’avons vu précédemment, l’esprit de Stéphane est représenté par une pièce en carton, composée de caméras, d’un écran bleu, d’une cuisine où il « cuisine » littéralement ses rêves, d’un écran de télévision et d’instruments de musique. Mais cette pièce n’est pas un simple décor en studio : l’équipe de tournage a créé une boîte plus lourde qu’un camion. Les acteurs sont donc réellement dans une boîte de carton pour jouer : on peut ainsi dire que c’est une création et une utilisation spéciale du décor. Ce qui est également spécial, c’est l’utilisation d’objets simples sortis de leur utilisation classique, comme une photo qu’on fait revenir à la poêle avec du beurre et des oignons. L’aspect bricolé du décor et des objets vient figurer le rêve, qui devient une matière palpable. Avec ces effets, Stéphane devient littéralement un bonhomme en carton. A la fin de l’extrait, il se réveille, ouvre les yeux et ce sont des fenêtres en carton qui s’ouvrent pour offrir au spectateur son point de vue sur le monde. Gondry cherche alors à donner un aspect ludique et créatif à son film.
L’effet spécial permet de créer une surréalité
Le rêve se présente comme une surimpression de la réalité. La surréalité est une réalité qui dépasse l’expérience pratique, qui relève de l’imagination, du rêve et qui paraît plus vraie que le réel ordinaire. Dans l’extrait, le rêve dépasse l’expérience pratique de sa journée et en donne une autre réalité. Cette scène de rêve respecte parfaitement la recette donnée par Stéphane au début du film. Il reprend toutes les actions de sa journée : l’explication de son travail par Guy et la manipulation minutieuse de petits bouts de papiers ; Stéphane, qui parle espagnol, a du mal à se faire comprendre en français et cela ressort dans son rêve ; la photo en noir et blanc d’une ville dans le bureau du « Big boss » se transforme en ville de carton ; Stéphane est en colère car son employeur refuse d’utiliser ses dessins : il installe alors avec violence ses tableaux sur les murs du bureau. Ainsi, le rêve imprime une réalité intérieure sur des événements vécus dans une journée.
L’effet spécial métamorphose le réel. L’extrait se caractérise par 3 transformations : la transformation corporelle de Stéphane qui se retrouve avec des mains gigantesques, la transformation de la machine à raser en un animal hybride, mi-machine, mi-insecte et la transformation du patron en SDF qui passe par des cheveux et la barbes qui poussent. Les mains immenses de Stéphane viennent des rêves de Gondry enfant. L’effet spécial des mains est rendu de deux manières. D’une part, l’équipe a reconstruit le bureau de Stéphane en miniature : pour le plan de dessus, ce sont les mains de Stéphane qui manipulent de tous petits objets. D’autre part, pour le plan d’ensemble où Stéphane bouscule ses collègues, l’équipe a fabriqué des mains géantes et très lourdes (selon les dires de l’acteur) à enfiler comme des gants.
En ce qui concerne les cheveux qui poussent à vitesse rapide du patron, Gondry utilise la technique de l’image par image, ce qui rend le côté saccadé de la scène. Ainsi, ce n’est pas une utilisation dite « réaliste » de l’effet – il ne s’agit pas de faire vrai – mais au contraire, une utilisation qui cherche l’écart avec le réel.
Cette transformation du réel vise une poésie de l’effet spécial. L’effet crée de la poésie par la rencontre paradoxale de deux images. Si Lautréamont écrit, « Beau comme la rencontre fortuite d’un parapluie et d’une machine à coudre sur une table de dissection », Gondry lui répond : beau comme la rencontre fortuite d’une photographie et d’oignons sur le feu.
En jouant avec l’insolite, l’absurde, le réalisateur crée de la poésie. Il ne s’agit pas d’impressionner le spectateur par sa technique en faisant voler son personnage au-dessus de réels immeubles : il ne cherche pas l’attraction. L’effet spécial et « ses imperfections » sont identifiables. Dès lors, la poésie vient du caractère artisanal de l’effet : il crée un frottement entre le réel et l’imaginaire. L’imperfection de l’effet crée une tension poétique. Gondry revendique l’aspect bricolé de ses films et clips : il s’agit de faire du cinéma avec « trois bouts de ficelle ». Cela est littéralement le cas quand Stéphane se réveille : à l’intérieur du « Stéphane Show », il tire sur des ficelles pour ouvrir les yeux.
Comme dans un making-of le spectateur voit l’effet spécial agir. De plus, les techniques utilisées sont simples et renvoient aux premiers effets spéciaux du cinéma : comme l’image par image ou encore la transparence de la ville en carton. Ainsi, la dimension poétique de l’extrait est rendue par son utilisation des effets spéciaux. Notons qu’étymologiquement, « poésie », vient du grec « poesis » qui signifie création.
Présentation du rêve comme un processus de création artistique
Pour Stéphane, le rêve est le lieu de la création et non du travail : il le dit lui-même un peu plus tard dans le film, on ne travaille pas dans les rêves. La détresse de Stéphane au début de l’extrait vient du fait qu’on l’oblige à travailler : le bureau devient alors un espace chaotique et oppressant. Rien n’est à sa place et les feuilles volent dans tous les sens (une équipe était chargée de placer les feuilles devant un ventilateur). Stéphane apparaît comme enfermé dans le plan, ce qui crée cet aspect oppressant : il est filmé en plan rapproché en contre plongée et ses mains prennent tout l’espace dans le cadre. Le seul moyen de se libérer est donc la violence. Pour filmer cette scène, l’équipe a changé tout le décor pour créer un sentiment de claustrophobie : l’escalier et le plafond sont plus hauts mais pas plus larges. L’enjeu pour Stéphane est de se libérer pour changer le monde de son rêve.
Le rêve devient le lieu de la création cinématographique et de l’invention. Stéphane est un artiste qui passe son temps à créer des objets. Il est le double de Gondry dans le film : une part des événements du film est issue de la vie du réalisateur. Par exemple, l’équipe de tournage a complétement reconstruit les locaux où travaillait Gondry pendant un temps. Stéphane est également le double d’un réalisateur. Il dirige le « Stéphane Show », qu’on peut voir comme une reconstruction d’un plateau de tournage, avec des caméras de tournages, un fond bleu pour incruster l’image de cinéma et le retour caméra par l’écran. Dès lors, l’effet spécial rappelle sans cesse aux spectateurs qu’il est face à une image. Quand le « big boss » tombe dans la rue et tire son caddie, la rue au second plan est une image projetée, tout comme la vue sur la ville de la fenêtre du bureau : nous sommes face à une image de cinéma.
Lors du tournage, Gondry projette en direct les images derrière les acteurs : l’effet est visible en direct, c’est plus drôle et immersif pour les acteurs et c’est aussi un gain de temps (comparé à l’incrustation en post-production). Stéphane crée alors un monde fantasmé : le rêve permet d’inventer un monde à part et une ville entière. Une équipe technique était chargée de créer la ville en papier. Pour cela, ils ont imprimé chaque immeuble et rue de la ville. Ensuite, chaque immeuble était animé individuellement en image par image : un processus long et minutieux ! Il s’agissait ensuite de filmer Stéphane flottant au-dessus de cette ville en papier. L’acteur était plongé dans un aquarium et les images de la ville étaient projetées en transparence derrière lui. Pour que l’effet soit opérant, on devait fortement éclairer l’acteur : des particules de poussières étaient alors visibles. Cela inquiétait les producteurs mais pas Gondry, « puisque c’est un rêve ».
La ville est alors un lieu purement artificiel et cinématographique qu’on prend le temps de contempler. Le rêve permet de créer et d’inventer des effets spéciaux et des images cinématographiques nouvelles.
Gondry travaille la matière du rêve à part entière. L’aspect concret et bricolé de l’effet spécial donne une dimension poétique à l’image et incite à la création cinématographique. C’est d’ailleurs le message que fait passer Gondry dans ses interviews : créer tout un monde avec des objets simples du quotidien. C’est d’ailleurs ce qu’il met en scène dans Be kind Rewind (2008) où deux amis réalisent les remakes de film de la pop culture comme SOS Fantôme ou 2001 L’odyssée de l’espace avec quelques morceaux de carton et un sèche-cheveux
Fanny Villaudière