J’aime écrire à la main, mais aussi écrire avec ma bouche, ma main gauche, les yeux bandés, la tête en bas, avec mes pieds, à l’envers… Le geste m’intéresse moins que le résultat : ainsi brouillée et rendue moins lisible, l’écriture manuscrite se rapproche de l’abstraction ; la frontière entre gribouillis, message et dessin est floue.
Découvrir comment quelqu’un griffonne m’intrigue. Je crois qu’on peut de cette manière en apprendre beaucoup sur des amis, des connaissances, ou, comme le montre cet article, des personnages de fiction. Le cinéma donne à voir l’écriture en mouvement, la pensée en pleine action : le geste manuscrit me fascine par rapport à ce qu’il peut avoir d’intime, et dans la sensualité du rapport au monde qu’il induit.
Je cherche ici à effleurer le sujet et tenter de vous montrer l’intérêt du gribouillis au cinéma, à travers quelques points de réflexion et analyses d’extraits de films.
On écrit quoi, au cinéma ?
Le gribouillis ne connaît pas le snobisme : tout le monde peut potentiellement y prétendre. Cependant, on voit souvent les mêmes types de personnages écrire à la main à l’écran : dans les teen movies, dans les salles de classes, les journaux intimes ; associé à l’adolescence ou à la transmission scolaire ; dans les films d’époque, logiquement ; dans les films réalisés avant la démocratisation des claviers, encore plus logiquement ; dans les films “intellos”, aussi, ou pour montrer qu’un personnage est torturé psychologiquement.
On écrit aussi beaucoup, beaucoup de lettres : des papiers lestés, chargés d’un morceau de soi. On voit principalement le personnage seul, rentré à l’intérieur de lui-même ; ou alors en train de penser à d’autres personnages – l’écriture servant alors ici de médiation, matérialisant la relation à l’autre et ses complexités.
Faire danser le stylo sur la feuille
Écrire à la main c’est faire danser ses doigts ; une chorégraphie qui laisse des traces. Dans un film, c’est le processus qui nous est montré, bien plus souvent que le résultat. On s’attarde sur le geste et moins sur la production écrite, qui est souvent retransmise par le son – avec une voix off – plutôt que par le biais de l’écriture.
Il y a une forme de suspense attaché au geste en train de se faire, quand on voit seulement le personnage écrire, sans savoir ce qu’il écrit. Le spectateur ou la spectatrice joue alors à l’apprenti·e détective, et tente de lire plus vite que le montage, de déchiffrer l’image entraperçue de l’écrit dans son détail.
“Si vous savez écrire, vous savez dessiner”. Si le geste du peintre est indissociable de la peinture qu’il crée, en quel sens pourrait-on également appliquer cette affirmation aux gestes de l’écrivain ? Influent-t-ils uniquement sur la forme visuelle de son écriture manuscrite, ou aussi sur les mots choisis ?
L’écriture manuscrite au cinéma : un objet multimédia
Interroger l’écriture manuscrite au cinéma, c’est ringard ? Une éternelle variation du topos du rapport entre le texte et l’image ? Peut-être… Sauf qu’ici s’ajoutent deux éléments essentiels, qui détournent la question initiale : le mouvement, et le son.
L’écriture manuscrite et le gribouillis à l’écran sont véritablement multimédias, ou intermédiatiques : ils permettent de conjuguer vidéo, son, dessin, écrit, et parfois même chorégraphie. Autant de médias différents, auxquels s’ajoutent le choix du medium lui-même : écrire sur du papier vélin, un vieux cahier à spirales, sur le sable ou sur une paire de fesses (avec la célèbre scène des Liaisons dangereuses où le Vicomte de Valmont rédige une lettre sur un pupitre peu approprié), ça n’a ni les mêmes conséquences si les mêmes connotations.
L’écriture se frotte à l’image, dialogue avec elle et l’enrichit : la scène de film gagne en expressivité par cette hybridité médiatique. Dans le film Shutter Island de Martin Scorsese, on voit le personnage principal incarné par Leonardo DiCaprio interroger certains patients d’un hôpital psychiatrique. Dans un extrait particulièrement chargé de tension, l’écriture manuscrite devient l’outil d’une forme de torture psychologique : le geste effréné et systématique de la main de DiCaprio grattant le papier produit un son presque insupportable. Ici le geste, le son et le graphisme (un trait de plus en plus noir apparaît sur le papier, jusqu’à le trouer) forment un chœur qui provoque l’inconfort voire la rage du personnage en face.
Dis-moi comment tu gribouilles, et je te dirai qui tu es
Abandonner sa main au gribouillis lorsque l’on est au téléphone, griffonner frénétiquement au réveil pour ne pas oublier son rêve de la nuit, compléter une liste de courses à la va-vite dans la rue… Autant de moments exempts de réflexion, où les doigts se laissent aller, vont plus vite que le cerveau, et qui peuvent matérialiser graphiquement une version fidèle de la pensée, avec son aspect brouillon, ses zig-zags et ses ratures.
Un acteur qui écrit, ou une doublure main (puisque la chose est courante…) se met plus que dans la peau du personnage ; il se glisse dans ses doigts. Le lien qu’il peut y avoir entre écriture manuscrite et identité surgit comme évident dans le domaine de l’expertise criminelle et de la graphologie. C’est le cas dans Le Corbeau d’Henri-Georges Clouzot (1943), lors de la scène de l’examen écrit : pour retrouver qui a écrit les lettres anonymes insultantes, tous les personnages sont convoqués le temps d’une interminable dictée.
« Il s’agit seulement d’une petite dictée collective. Je m’explique : un anonymographe ne peut pas tracer un millier de lettres en majuscules sans acquérir une manière d’écriture seconde, qui lui devient naturelle. […] La fatigue aidant, elle reviendra obligatoirement sous sa plume. C’est pourquoi j’ai le regret de vous avertir que cette dictée sera longue, très longue. »
Le corbeau, Henri-Georges Clouzot (1943)
Pour écrire un scénario solide, il est conseillé de montrer et donner à voir les personnages par leurs actions, plutôt que de les décrire et de chercher à les expliquer ; ne pas leur faire dire, mais leur faire faire. Les faire écrire à la main permet de combiner les deux.
À plus large échelle, les lettres et autres écrits manuscrits que l’on voit au cinéma sont en réalité des fac-similés et des accessoires visant à créer l’illusion d’un monde, au même titre que le sont les faux papiers d’identités dans les films, ou la décoration de l’appartement où se déroule l’histoire. Il visent à créer une cohérence ; l’écriture manuscrite d’un personnage fictif serait alors une extension de sa personnalité, un moyen de le caractériser et de le faire exister. C’est flagrant dans les films de Wes Anderson comme Moonrise Kingdom (2012) ou The Grand Budapest Hotel (2014), où les correspondances des personnages participent graphiquement et visuellement à constituer le monde dans lequel se joue le récit.
Connotations du manuscrit
Le geste d’écriture paraît anecdotique et anodin. On l’associe spontanément à l’enfance, et plus généralement à une forme de naïveté : on écrit effectivement à la main dans des cahiers d’écolier, sur des billets de mots doux… mais aussi sur des murs, des pancartes, où l’on peint avec ardeur des slogans de contestation en vue d’une manifestation. Le geste scriptural est libre, dénué de contraintes, et peut en ce sens être chargé de connotations plus politiques.
Dans le film Jules et Jim, François Truffaut montre ainsi un anarchiste en train d’écrire sa conviction sur un mur – avec une faute d’orthographe forcée. Écrire à la main est alors un moyen pour s’approprier l’espace public en y laissant sa marque.
Le manuscrit relève ainsi parfois d’une culture plus contestataire, et on le retrouve beaucoup dans ce qu’on appelle les “Ciné-tracts” à partir de Mai 1968, dans lesquels l’aspect graphique sert avant tout à détourner le sens des mots pour les lester politiquement, en se rapprochant parfois de la poésie visuelle.
Il paraît que l’écriture manuscrite est en train de disparaître et qu’il faudrait le regretter. On peut toutefois noter que l’écriture dactylographiée, tapuscrite, ne nécessite pas moins de gestes : les doigts martèlent, poinçonnent, pianotent, cliquettent, tapent (sur) un clavier. Le cinéma, parce qu’il montre le mouvement de l’écrit en train de se faire, pourrait dé-réifier, humaniser les mots imprimés, permettre de leur insuffler de la subjectivité en montrant la main à l’oeuvre derrière l’écran. N’oublions pas que c’est ce qui a permis une des scènes les plus terrifiantes du cinéma… (dans Shining, bien sûr, vous voyez ce dont je parle).
Bibliographie et références complémentaires :
- “Le stylo, symbole d’une écriture en voie de disparition”, Le Monde (2019)
- “Ces gribouillis téléphoniques vous trahiront”, Pas la peine de crier sur France culture (2012)
- https://www.cinematheque.fr/article/1213.html
- Cy TWOMBLY, Letter of Resignation (1959-1967)
- Les poèmes photographiques de Duane MICHALS