Un film réalisé par Charlotte Wells
Congratulé par la critique, et un favori de l’équipe de Cinepsis partie à Cannes l’année dernière, Aftersun est sorti en salle le 1er février.
Un drame contemplatif
Premier long métrage de Charlotte Wells, il a remporté le prix de la French Touch dans le cadre de la sélection de la Semaine de la Critique à Cannes l’année dernière. Festival après festival, Aftersun a gagné en traction. Le point culminant ? L’acteur principal, Paul Mescal vient d’être nommé aux Oscars pour son interprétation du rôle de Callum.
Aftersun raconte l’histoire d’un père Callum et sa fille Sophie en vacances dans un hôtel en Turquie dans les années 90. Visites organisées, après midi au bord de la piscine, soirées avec un spectacle animé par le staff… 20 ans plus tard, Sophie a désormais le même âge que son père à l’époque et visionne les souvenirs de vacances tournés au caméscope.
A première vue, Aftersun dévoile les tiraillements d’une petite fille de dix ans qui entre dans l’adolescence. Se limiter au premier amour de vacances de Sophie serait effacer la gravité au coeur d’Aftersun. Son admiration des adolescents, plus vieux, expérimentés, s’entremêle avec sa propre vision de son père, très jeune, immature.
Face à elle, ce dernier perd pied. Englouti par son mal intérieur, il n’arrive pas à être le père qu’il souhaiterait être. Callum fait des promesses qu’il ne pourra jamais tenir, il le sait, Sophie le sait, et elle le lui rappelle.
Le flottement d’un été aux rayons de soleil éblouissants, le drame n’arrive jamais. Il a toujours été là. L’inconfort grandit lorsque le motif de la rave réapparaît à l’écran. Désamorcé dans la scène finale, il laisse place au soulagement. Aftersun n’est pas un drame, c’est un film déchirant qui célèbre avant tout l’immense tendresse entre ce père et sa fille.
Contemplatif, Aftersun est visuellement un cadeau pour le public d’esthètes toujours à la recherche des plans les plus remixables. Le film nourrit notre envie de soleil, de mer et d’été. Chaque plan est construit avec minutie et témoigne du travail d’orfèvre de Charlotte Wells, la réalisatrice, du chef opérateur Gregory Oke et du monteur, Blair McClendon.
Portrait à deux faces, Aftersun ne cherche pas l’action, il puise sa richesse dans ses plans pittoresques au possible.
Dévoilé dans Normal People, Paul Mescal s’impose comme une force d’interprétation. Son alchimie avec Frankie Corio est ce qui confère au film sa profondeur. Le jeu maîtrisé de la jeune actrice dont c’est le premier rôle est garant d’un talent certain.
Charlotte Wells ne se doutait pas lors de l’écriture du film qu’il résonnerait auprès d’un public si large. Que l’on se reconnaisse dans Sophie ou Callum, qu’on soit père ou fille, qu’on ait dix ou trente ans, peu importe.
Les topos du film sont explorés avec une telle délicatesse et authenticité qu’il est difficile de ne pas s’y retrouver. Aftersun alterne entre des sujets plus légers, la paresse de l’été, le premier amour de vacances, les visites touristiques, et des réflexions profondes sur la dépression, le poids de la responsabilité, l’innocence et l’amour familial.
Aftersun explore surtout des interrogations rituelles “A quel âge devient-on adolescent ? A quel âge devient-on adulte ?” Callum n’arrive pas à s’imaginer à 40 ans. Il ne pensait pas arriver à 30 ans. Même si l’avouer le rend coupable, ne pas le dire serait se mentir.
Vrais souvenirs ou fragments de l’imagination de Sophie, cela importe peu Ce sont des conversations qu’elle aurait souhaité avoir avec ce père qu’elle connaît mal, et des réflexions qu’elle a aujourd’hui lorsque comme lui elle fête ses trente ans.
Une authenticité frappante
La bande originale du film mêle des titres nostalgiques de l’enfance, bande son de l’été, aux classiques des années 90. Le re-travail d’Under Pressure, le duo de David Bowie et Freddie Mercury cristallise la tension culminant dans la scène de rave, un motif récurrent qui symbolise les ruptures narratives.
Ce fil conducteur teinté d’un certain malaise rompt avec l’atmosphère nostalgique de la trame principale.
Aftersun a un rythme languissant, celui de l’été, lorsque assommé par le soleil, comme Callum et Sophie, on reste allongé au bord de la piscine. Ce mouvement lent est propice à cette contemplation offerte par la cinématographie, et c’est aussi ce qui lui confère son authenticité. Une scène se fond dans l’autre à l’image de l’harmonie trouble des souvenirs d’enfance.
Le film est empreint d’un réalisme saisissant témoin de la rigueur de la réalisatrice qui puise de ses propres vacances l’inspiration pour écrire le film.
Aftersun est une exploration de ces instants d’apparence ordinaire mais sublimé par une sensibilité pittoresque.
Il y a du bonheur et de la tendresse, lorsqu’ils sont allongés dehors dans les canapés à regarder les parapentes, dans les bains d’argile et dans les scènes nocturnes dans le bus. Il y a cette liminarité lors de leur arrivée à l’hôtel, puis lorsque Sophie est perdue dans la nuit, et enfin à l’aéroport. Il y a aussi ces instants de malaise, lors du match de waterpolo ou lors des scènes où les ados plus vieux s’embrassent devant Sophie. Charlotte Wells capture ces instants apparemment neutres, qui prennent sens lorsqu’on y repense, des années après, et que l’on chérit alors comme les trésors d’un temps disparu. Lorsque Sophie imite son père qui fait du Tai-Chi face à la vallée. Chez le marchand de tapis. Dans les ruines, pour son anniversaire.
Ce qui marque et force sa propre introspection, ce sont avant tout ces déclarations très graves dans les moments les plus ordinaires. Confessions imaginées par Sophie des années après ou véritables déclarations ? Peu importe, elles invitent les spectateurs à explorer leur propre passé.
Un semblant de vide complexe
Quatre points de vue s’alternent et échangent dans Aftersun, ils offrent des correspondances entre des instants narratifs clés. Le caméscope offre un regard sur la relation entre Sophie et Callum. Supposé objectif, il sert de point d’entrée vers l’introspection.
S’affrontent ensuite les deux versions de Sophie, enfant et adulte. L’empreinte émotionnelle de ces vacances fait face à l’analyse à posteriori des souvenirs.
Le film offre comme réponse brutale un dernier narrateur, inconnu de Sophie, fictionnel ou supposé, celui de son père.
Ce qui est certain c’est que Sophie fait face au chaos d’émotions qui traversent Callum. Son désarroi. Sa dépression. Ses dilemmes. Elle le subit indirectement, en est consciente mais ne peut tenter de comprendre qu’une fois adulte, avec du recul.
Désormais plus âgée, elle s’interroge sur le passé. Une question revient tout le long du film “Où en étaient nos parents à notre âge ?” pas que dans leur carrière, dans leur vie émotionnelle, psychique et familiale.
Il est presque impossible de se mettre dans la peau de nos parents, de savoir comment ils se sentaient à cette période là de leur vie. Et c’est peut-être cette vérité-là qui frappe le spectateur. Nous ne pouvons jamais savoir ce que traverse la personne en face. C’est encore pire lorsqu’il s’agit de nos parents, ceux censés nous protéger, nous enseigner, nous aimer. Les sentiments profonds qui les habitent, même s’ils nous affectent, ne sont pas si transparents. Tout particulièrement pour un enfant, ce décodage est trop complexe. Trop d’énergie est déjà consacrée au déchiffrage de son propre nœud de contradictions.
Aftersun rappelle qu’on ne devient jamais vraiment adulte. Croire qu’à trente ans, tout s’éclaircit est une illusion. A tout âge, on vit chaque jour pour la première fois.
La structure narrative multidimensionnelle complexifie l’appréhension du film, malgré le manque apparent de péripéties. Le spectateur est invité à assembler lui-même les pièces afin de réaliser la profondeur des messages transmis. Il n’y a pas de véritable fin au film. Le sens final, c’est celui qu’on lui confère, qui fait écho à notre propre vécu.
La gravité des sujets abordés couplée à la magnificence des plans permet à Aftersun de briser nos illusions sur le passé et émouvoir viscéralement le public. Indéniablement, Aftersun est un film qui altère la trajectoire de votre pensée.
Par Jeanne Streng