Cette année le thème choisi par Cinépsis est « le cinéma et la ville ». Et moi, en cinéphile du dimanche qui se la joue un peu – « Rolalah Kurosawa, quel iconoclââsme » – ça m’a fait penser au cinéma italien.
Dieu sait que l’urbain est cinématographique, et les cinéastes de tous les pays le célèbrent : on ne compte plus les plans cultes de Paris, de New York, de Berlin…
Mais je trouve que la ville et le cinéma italien ont un lien encore plus tenace, à la fois subjacent et revendiqué.
Et c’est particulièrement flagrant dans ces films pour lesquels les réalisateurs du monde entier continuent à admirer les Italiens : les films néoréalistes.
Au sortir de la guerre en 1945, le cinéma italien est livré à lui-même. Les prestigieux studios de Cinecitta avaient été utilisés comme entrepôts par les Allemands, donc bombardés par les alliés, et servent après la guerre de camps de réfugiés.
De cette déroute naît un courant, un genre, qui ne se limite évidemment pas au fait de tirer parti bon gré mal gré d’une situation précaire, mais qui consiste au départ en cela :
- Plus d’acteurs professionnels ? Les réalisateurs néoréalistes emploient des vrais gens, des pêcheurs, des ouvriers, beaucoup d’enfants.
- Plus de matériel de qualité ? On utilise des pellicules parfois lacérées, on limite les acrobaties de caméra.
- Plus de studios ? On tourne dehors.
Bien que les films néoréalistes ne soient pas tous urbains (pour ne citer que celui-là, de nombreux tableaux du Paisa de Rossellini, pierre fondatrice du néo-réalisme, se passent à la campagne), le genre est intrinsèquement lié aux villes et à leur reconstruction, de la même façon qu’il est lié aux hommes, et à leurs reconstructions.
En effet, le néoréalisme utilise de vrais décors, de vrais acteurs, donc/car il cherche à dépeindre la vraie vie : à montrer dans sa sincérité l’Italie d’après guerre au monde, et même plus directement au gouvernement italien.
Le ministre italien Giulio Andreotti publie d’ailleurs à l’époque une lettre ouverte où il désavoue complétement les néo-réalistes, les accuse de « laver le linge sale en public » et d’être beaucoup trop pessimistes, voire d’exagérer la situation.
On pourrait au contraire trouver ces films pleins, sinon d’optimisme, du moins d’espoir et de foi en l’humain, car si les réalisateurs montrent la guerre ils montrent les gens qui se sont sacrifiés pour la victoire, puis la reconstruction et ses espoirs, et comment les italiens arrivent à rester eux même malgré les troubles et les purges, dans un univers qu’à la fois ils subissent et façonnent.
Des exemples parfaits du lien entre le néoréalisme et la ville sont pour moi deux films de Vittorio de Sica, Le voleur de bicyclette (1948) et Umberto D. (1952).
De Sica symbolise à lui seul les tournants historiques et cinématographiques qu’a connus l’Italie en quelques années.
Il est d’abord devenu en tant qu’acteur une véritable vedette, héros des films « téléphones blancs », ce courant d’optimisme et d’euphorie que l’Italie a connu et cristallisé au cinéma à la fin des années 1930 alors que les studios de Cinecitta viennent d’ouvrir, dans des films légers de romance à l’eau de rose.
Mais après la guerre, De Sica s’illustre de nouveau, dans un registre opposé et de l’autre côté de la caméra, en proposant notamment deux films piliers du nouveau courant, tout sauf légers, chargés qu’ils sont de vérité et de réalisme. Les acteurs sont des amateurs (un des deux héros du Voleur est un enfant, l’acteur d’Umberto D. était professeur à Florence), les intrigues sont extrêmement simples, en réalité ce sont deux films d’errance urbaine. On suit le père et le fils dans Rome à la recherche d’une bicyclette, et Umberto D. en proie à ses pensées suicidaires. Leurs idées les plus sombres comme leurs sourires, leurs drames comme leurs éclairs de joie et d’optimisme sont tous causés par la ville, qui n’est pas qu’un simple décor : elle est théâtre de vies ordinaires, la caméra en fait leur écrin.
Ainsi, les réalisateurs néoréalistes investissent la ville, l’arrachent presque parfois à d’autres mains : quand Rossellini tourne Rome : ville ouverte en 1945 et dénonce la guerre, la ville vient à peine d’être libérée…
Cependant, même après l’immédiate après-guerre, quand le devoir de montrer la réalité crue laissa de nouveau place à des œuvres de fiction plus poétiques, à des films plus beaux et léchés ; non seulement la ville ne perdit pas son importance mais elle en revêtit une nouvelle.
Dans le célèbre Voyage en Italie de Rossellini, en 1954, Ingrid Bergman et Georges Sanders jouent un couple qui voyage dans le pays et notamment dans les alentours de Naples. Petit à petit leur relation s’effrite, s’étiole, et un malaise grandit à l’écran, celui d’une présence qu’ils ressentent tous les deux s’installer entre eux jusqu’à les séparer, puis dont la conscience les réunit : celle des lieux qui les entourent. La ville dans le film de Rossellini est en lien avec les émotions de ses personnages, et les exacerbe jusqu’à les faire craquer, les monuments notamment : les catacombes de Naples, les ruines de Pompéi dans lesquelles Ingrid Bergman éclate en sanglots…
Martin Scorsese théorisera, en comparant les péplums italiens et américains, que parce qu’un Italien porte en lui des siècles et des siècles d’Histoire, il a une capacité de filmer les monuments et les faire vivre d’une manière particulière, dont un Américain à l’Histoire récente de cowboys et d’Indiens n’est pas capable.
À travers les caméras des réalisateurs italiens, même non néoréalistes, les monuments, les statues, les villes vivent, revivent, et sont parfois presque des personnages : dans L’Avventura d’Antiononi en 1960, le personnage de l’architecte raté est excédé de voir partout où il tourne l’œil des églises incroyables, des palais, des monuments qui le narguent.
Antonioni dans les années 60 achève d’inscrire la ville dans l’ADN du cinéma italien : ses films, s’ils sont verbeux, sont peu bavards, et si on le connaît pour ses intérieurs léchés, on le retient aussi pour ses longues scènes d’errances urbaines, solitaires et silencieuses : Jeanne Moreau dans La Nuit (1960) ; Monica Vitti et Alain Delon dans L’Eclipse (1962) ou même, dans une ville non italienne, David Hemmings dans le Londres de Blow Up en 1966.
Dans L’Eclipse, la ville suspend le temps et en révèle plus sur les personnages qu’eux-mêmes ne disent, ou ne savent.
Le film se termine d’ailleurs sans dénouement clair de l’intrigue amoureuse : les dernières images sont un enchaînement de plans de la ville, de lieux où l’on a vu les protagonistes passer ; mais cette fois-ci, ils sont déserts, ou alors on y voit de simples passants.
C’est donc la ville elle même qui déclame la morale de l’histoire (l’Histoire ?), silencieusement, dans cet enchaînement de plans de rues : les guerres se font et se défont, on détruit les lieux et on les reconstruit, on cherche des bicyclettes, on s’aime et on se quitte, et depuis l’Antiquité que les Italiens ont dans le sang : les existences passent mais la ville continue.
Ambre Chalumeau