A Cannes, en mai dernier, la team Cinépsis a salement pleuré. Certain·e·s ne s’en sont toujours pas remis·e·s. ·
Sixième long métrage de la réalisatrice tunisienne Kaouther Ben Hania, Les Filles d’Olfa, sortie en salles le 5 juillet dernier faisait partie de la sélection officielle du 76ème festival de Cannes.
Il s’agit d’une docu-fiction absolument poignante dont le dispositif ingénieux reconstitue la relation entre Olfa Hamrouni et ses quatre filles, dont on comprend assez vite que les deux aînées ont “disparu” et rejoint l’organisation Etat Islamique.
Docu-fiction et meta-cinema
Pour conter ce récit de manière fidèle, Kaouther Ben Hania a recours à un mélange de réalité et de fiction d’abord déroutant mais qui permet progressivement d’atteindre une finesse et une pertinence remarquables dans le déploiement.
Olfa et ses deux plus jeunes filles, Tayssir et Eya, jouent leur propre rôle et recréent des scènes marquantes de leur histoire familiale avec l’aide de deux actrices incarnant Rhama et Ghofrane, les deux aînées, ainsi que d’une actrice incarnant Olfa elle-même à certains moments.
Ce processus de reconstitution est entrecoupé de moment d’échanges entre les actrices, les femmes “réelles” et la réalisatrice, laissant place à une vraie réflexion méta filmique sur la réalisation d’un documentaire.
Ce dispositif alloue ainsi une grande agilité à la réalisatrice dans la façon de conter le récit, et la possibilité pour des moments très durs et d’autres plus légers et drôles de se répondre, accordant un peu de répit à la spectatrice ou au spectateur alors que les traumatismes de ces femmes refont surface.
C’est à ce sens que ce film n’est pas seulement documentaire, mais une structure plus explorative où toutes ces femmes, fictives et réelles, font état de leurs réflexions en temps réel et tentent de s’apporter des réponses.
D’autre part, ce processus de re-création a une visée thérapeutique puisqu’elle constitue pour ces femmes une opportunité de revivre le passé et d’explorer ainsi les recoins de leur histoire, de chercher les raisons de son déroulement, les émotions à la source. C’est une manière également pour Olfa de se réconcilier avec son passé, ses réactions, ses erreurs.
Fiction et non-fiction se superposent en couches qui offrent à chacun·e une expérience cinématographique, une résonance et une compréhension unique.
Jouer son propre rôle : un processus ardu et ardant
Au-delà des rôles des jeunes femmes disparues, joués par Nour Karoui et Ichraq Matar, la réelle puissance réparatrice que sous tend le dispositif de Kaouther Ben Hania se trouve bien dans le processus actif de jouer son propre rôle.
Olfa, Eya et Tayssir, se verraient presque offrir une deuxième chance – celle de revisiter leurs souvenirs, de retrouver à la fois le réconfort et l’inconfort des moments passés avec Rahma et Gofhrane, et surtout, celle de se remettre dans la peau des femmes qu’elles étaient avant et pendant le drame.
Olfa et ses deux filles cadettes se retrouvent prises dans un jeu face à elles-mêmes, un miroir du passé qui leur permet de redonner sens à leur expérience. Les interstices déconcertants où l’on voit Eya et sa sœur Tayssir dans une difficulté, la plus humaine, à exprimer leurs émotions rendent sondable la profondeur de leur douleur…Certains fils de leurs histoires ne pourront être rejoués par elles-mêmes. Les jeunes femmes se livrent dès lors à leurs émotions en toute pudeur et intimité encapsulées par ce dispositif de tournage, tandis que l’actrice Hend Sabri, la doublure d’Olfa, prend la main pour certaines de ses scènes les plus dures à revivre.
Ce mélange entre fiction et réalité permet alors de combler un vide, on apprécie les interactions fructifiantes entre actrices et personnes réelles et la beauté des jeux de miroirs à travers lesquels Olfa et son incarnation se reconnaissent.
Enfin, ce processus filmique, impressionnant par sa délicatesse et sa précision, en fait une œuvre non seulement hybride mais fine et juste. Plutôt que de tenter de le camoufler, Les Filles d’Olfa embrasse l’artifice et s’en sert pour parvenir à la vérité, et en ce sens il rejoint cette nouvelle tendance de documentaires qui s’emparent de toutes ces potentialités créatives et thérapeutiques immenses tout en questionnant la nature et la signification de l’authenticité et de la véracité.
Kaouther Ben Hania ne prétend pas à l’objectivité avec ce documentaire, mais elle s’arroge le droit de s’impliquer dans l’histoire qu’elle veut ici retranscrire. Et c’est en cela qu’elle réussit le pari risqué de réaliser un film sur l’action même de la réalisation, et avec une résonance politique évidente, et qu’elle nous touche droit au cœur avec le récit de cette famille brisée.
Sororité et trauma générationnel
Fictives ou réelles, les quatre filles naviguent l’adolescence et la quête identitaire dans une constante révolte et rébellion à Olfa, une mère autoritaire et dogmatique. L’imposition de ses valeurs patriarcales devient un leitmotiv pour les sœurs d’explorer les tréfonds de la colère de leur mère.
A travers les récits des sœurs cadettes, on brosse l’image des sœurs aînées disparues, de leur esprit de transgression à leur passage au satanisme. Un séquençage de dialogues et de reconstitutions finit par dévoiler leur descente lente et torturée dans le djihadisme, le “loup” – présenté presque comme un esprit maléfique qui les guettait. La narration est entrelacée par des moments de sororité ; des leçons de catwalks en niqab et abaya, à un jeu de rites funéraires obscur institué par une des sœurs aînées. L’innocence et l’admiration des sœurs cadettes est amèrement touchante.
Au gré des discussions entre Olfa et ses filles, les rires se teintent de franchise accusatoire et parfois de rancœur. Si aujourd’hui Eya et Tayssir ne peuvent qu’éprouver un manque et une incompréhension à l’égard de leurs sœurs aînées, elles parviennent dans le giron de ce docu-fiction à confronter leur mère sur leurs relations. Survient ainsi à travers ce dispositif thérapeutique, une possibilité de dialogue, d’acceptation du sort de ces sœurs et filles disparues, mais au même titre qu’un déni maternel palpable chez la figure mère.
Ce n’est qu’en voyant les vrais visages et regards de Rahma et Ghofrane, incarcérées en Libye, que la ou le spectateur.rice sort lui/elle du déni de fiction. Une des sœurs a une fille qui grandit avec elle en prison. Se dresse dès lors le portrait assénant de la famille d’Olfa, dépeignant une filiation et un héritage de trauma familial et religieux.
Les Filles d’Olfa met habilement en lumière l’histoire dévastatrice de ces femmes, de ces filles, ces mères et ces sœurs qui sont déchirées par la dissolution ou la transmission de croyances et de mœurs – une lutte acharnée entre colère féminine et espoir au sein d’une société fracturée.
Par Agathe Desfossez et Maruschka Virassamy