On a tous aussi bien entendu parler du dernier film de Spike Jonze, Her, que des Fragments d’un discours amoureux de Roland Barthes. Ou, peut-être, de l’un moins que de l’autre. Au pire, une séance de rattrapage ne peut que vous faire du bien. Pour ce qui est du rapport de Her avec Les Fragments d’un discours amoureux, vous ne tarderez pas à le constater par vous-même.
1° Dans le dernier film de Spike Jonze, Her, suite à une rupture difficile, Theodore Twombly (interprétée par Joaquin Phoenix) est une sorte d’écrivain public du futur, Cyrano des temps hyper- et post-modernes rédigeant des (fausses) «lettres manuscrites» à la demande de ses clients en mal de plume, qui finit par tomber éperdûment amoureux d’un système d’exploitation “féminin” extrêmement complexe conçu pour s’adapter à la personnalité de ses utilisateurs, Samantha (système d’exploitation doué de la voix sensuelle, et quelque peu rocailleuse, de la si pulpeuse Scarlett Johansson).
Ce film d’anticipation, véritable histoire d’amour futuriste entre un homme et un système d’exploitation ultra-développé, pourrait bien avoir deux modèles: un épisode de la série d’anthologie Black Mirrors, série d’anthologie entièrement consacrée aux dérives de l’hypermodernité et aux sombres perspectives de notre destin technologique (externalisation mémorielle, téléréalisation de la vie, etc etc), et un épisode de la sit-com The Big Bang Theory, épisode portant alors sur la relation ambigüe qu’un des personnage -Rajesh, personnage incapable de prendre la parle en présence d’une femme- entretient avec le logiciel «Siri» de son nouvel iPhone. Chacun à leur manière, l’épisode de Black Mirrors et l’épisode de The Big Bang Theory, parviennent à nous dire quelque chose de la thématique qui traverse le film de Spike Jonze, au-delà de celle de l’intelligence artificielle: celle de l’émotion artificielle à l’ère d’une potentielle idylle technologique.
Comment ne pas rapprocher alors cette réflexion quasi méta-cinématographique d’une perspective sans doute plus large sur l’ontologie-même du septième art, celle que soulève André Bazin dans un article qui suit sa célèbre “Ontologie de l’image photographique”, à savoir: “Le mythe du cinéma total”. Le mythe d’un cinéma total, c’est le désir irréaliste d’un réalisme total, qui naîtrait d’un perfectionnement technique hypothétique qui permettrait un jour au cinéma de venir parfaitement se juxtaposer à l’expérience de la réalité en en reproduisant alors le plus fidèlement les contours, un horizon impossible à atteindre que figure métaphoriquement l’impossibilité d’une carte à l’échelle 1/1 du célèbre Pastiche de Umberto Eco.
Certes, l’épisode de Black Mirrors est plus sombre: une veuve éplorée se console de son chagrin et réussit à faire le deuil de son mari en le remplaçant par un logiciel extrêmement coûteux capable de reproduire la conversation et le timbre de voix du défunt, alors que dans l’épisode de The Big Bang Theory, Rajesh est nettement plus risible lorsqu’il finir par s’enticher de la seule femme/voix féminine à laquelle il parvient à adresser la parole: son logiciel Siri. Peut-être que la façon dont Her traite la thématique de l’émotion artificielle se trouve juste entre ces deux exemples assez hétéroclites, dont il n’est même pas sûr que Spike Jonze ait eu connaissance: entre le profond pessimisme post-modernisant de Black Mirrors, fort d’une dénaturation technologisée du deuil, et l’humour geek de Big Bang Theory, dans la pitoyable histoire d’amour d’un nerd et de la voix digitale que lui adresse imperturbablement son téléphone.
2° Quelle est donc le rapport avec Les Fragments me direz-vous ? Le rapport se joue justement dans la médiation de la voix de l’être aimé à travers le dispositif téléphonique, tel qu’elle est analysée par Barthes. En effet, que ce soit dans l’épisode de Black Mirrors, dans l’épisode de Big Bang Theory, ou dans Her, la voix de l’être aimé est toujours médiée par un dispostif identique: le téléphone. Et, parmi les plus belles pages des Fragments, dans lesquelles Barthes rappelle les grands topoï et les grandes Figures de la relations amoureuse (l’Attente, la Joie, l’Absence, la Déclaration d’Amour…), que l’on se rappelle celles où il évoque la relation d’absence/présence que suscite le téléphone dans toute relation amoureuse. La voix de l’être aimé s’essoufle dans l’échange minuté à partir duquel s’origine et viendra, nécessairement, se perdre l’écho patient de ses syllabes.
Mais ce ne sont pas seulement les Fragments qui nous viennent alors en tête, sans doute aussi les très belles pages du Plaisir du texte sur le grain même de la voix, l’efflorescence dermique de l’appareil phonatoire: «Ce qui coupe, ce qui grésille, ce qui jouit (dans la voix)». Et c’est un des plus beaux paris du film que de parvenir à modeler, a capella, un érotisme sans corps, une érotique de la voix, que transmet le vibrato érotique d’une voix digitalisée à consonance humaine, la voix de Scarlett/Samantha. C’est le grain de sa voix qui fait figure d’érotisme, sans même qu’il puisse se prévaloir d’un corps. Qu’on se souvienne la très grande beauté de la bande-son, et de la “Moon Song” de Karen O, nominée pour les Oscars.
Également un paradigme notable qui me semble traverser le film, celui de la cybernétique. En effet, à partir du moment où l’ordinateur, le système d’exploitation, est censé computer des informations, et les retravailler de façon purement mathématique, on est encore dans un schéma de communication purement et exclusivement Postal, où l’information s’achemine de l’utilisateur à la machine, de façon linéaire et unidirectionnelle, sans le moindre ré-échange possible, et ce, dans le souci de minimiser le gâchis informationnel. Mais, ce principe de communication Postal, propre aux machines et à la cybernétique envisagée de façon purement télégraphique, qui veut que le système informatique ne puisse pas le moins du monde interagir avec son utilisateur, se rapproche pourtant sans cesse du schéma de communication rétroactif, qui fait du principe du feedback la clé-même. Symboliquement, la rétroactivité retrouvée de la communication se lit dans le tortillon d’acide désoxyribonucléique que l’on voit apparaître sur l’écran, avant même que le système d’exploitation de Theodore Twombly ne se mette à exister: dans ce tortillon d’ADN se met à tournoyer sur lui-même avant de prendre vie sous forme d’un cercle, on est donc loin de la symbolique linéaire de l’acheminement computationnel de l’information.
Et ce modèle de la communication humaine, que l’on appelle aussi le modèle Érotique, puisqu’il est fondé sur l’échange humain dans ce qu’il a de plus noble, est justement celui qui fragilise alors cette frontière ténue avec le modèle postal dans cette fiction futuriste qui joue à en retravailler les contours. Est-ce que Samantha est programmée pour aimer Theodore, pur déterminisme de l’affect robotisé, est-ce que ces sentiments sont faux ? Ou, encore plus spéculaire, à propos de Theodore, est-ce qu’il est lui-même doué d’un libre-arbitre ? est-ce que ces sentiments seraient faux autrement ? Vérité et fausseté des sentiments sont des catégories tout à fait périmées dans cette réflexion cybernétique sur l’amour et sur le cinéma, qui alterne entre un paradigme cybernétique tantôt linéaire, et tantôt rétroactif, tantôt postal, et tantôt érotique. Une boutade du début du film peut prêter à sourire, puisqu’elle vise un mode de communication proprement humain que peut-être celui de la cure psychanalytique: Theodore Twombly initialise son système d’exploitation, celui lui pose alors des questions sur ses relations avec sa mère (classique stéréotypique de l’inceste supposée, qui surnage dans toutes les mythologies psychanalytiques), mais ne laisse étrangement pas Theodore poursuivre en le coupant au milieu de sa réponse, on n’en saura donc pas plus sur la relation de Theodore à sa mère, et nul psychanalyse cybernétique ne sera ici faite !
Autre piste de réflexion qui ne peut que nous pousser à faire des Fragments de Barthes la grille de lecture de ce très beau film, la présence du corps dans l’oeuvre de Barthes, dont ce dernier dira encore qu’il est le mot-clé de son oeuvre, et sa dérangeante absence dans le film de Spike Jonze. La magnifique scène d’amour entre Theodore et Samantha, où le rapport ne peut justement pas avoir lieu est alors relayée par un écran entièrement noir, où les ébats sont signifiés par la fougue orgasmique des gémissements de l’’humain comme du programme. Finalement, l’état d’atopie-même dans lequel se trouve Samantha, système d’exploitation tendant à s’érotiser, atopie qui lui permet de se trouver paradoxalement en plusieurs lieux à la fois, est ce qui lui fait désirer à tout prix un corps: Her est un film sur un organisme cybernétique transsexuel dont l’absence de corps reporte la jouissance à l’érotisme du grain d’une voix.
M. Parlons.
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