L’art est ce qui permet par excellence de pénétrer dans “d’autres vies que la sienne” (Carrère), d’investir un autre regard sur le monde, de s’éduquer politiquement et humainement. L’art a ainsi fondamentalement une vocation politique et engagée, offrant à son spectateur un nouveau partage du sensible, théorie de Rancière concernant la littérature exposée dans son livre Le partage du sensible. L’art nous politise en nous apprenant à regarder des choses que l’on ne voit pas, à se tourner vers l’infra-ordinaire (Perec), à infinitiser son regard vers d’autres existences. Il s’agit de parler de ceux dont on ne parlait pas et ainsi d’élargir son champ politique. L’art en général ne cesse jamais de redéfinir notre partage du sensible, en nous donnant à voir des éléments qui jusque là étaient ignorés ou méconnus. Rancière parle ainsi de cette redéfinition du partage du sensible concernant la littérature, alors que Sontag, dans son ouvrage Devant la douleur des autres questionne la capacité de la photographie à susciter de l’empathie pour l’autre. Tant de vocations artistiques et politiques, qui se lient et s’allient dans le dernier film de Nakache et Toledano, deux réalisateurs engagés politiquement et humainement. Hors normes est en effet un manifeste politique, mais avant tout un manifeste humain, qui invite le spectateur à déplacer et infinitiser son regard vers les marginaux, ceux qui sortent des normes, ceux qui sont exclus de la société à cause de leurs différences : les autistes.
Hors normes est un film qui parle d’un sujet peu traité jusqu’à présent dans le cinéma, un sujet qui peut sembler peu esthétique, mais qui est pourtant filmé avec beauté et grâce par les deux réalisateurs. Le film raconte ainsi le quotidien de Bruno et Malik, qui possèdent deux associations respectives : l’une prend en charge les autistes sévères et l’autre des jeunes issus de quartiers difficiles qui apprennent à encadrer les autistes. Ce film humainement engagé suit ainsi le quotidien des familles et des parents d’autistes, qui doivent se battre chaque jour pour faire accepter la différence de leurs enfants dans une société non conçue pour eux. Un combat partagé par l’association La voix des justes qui oeuvre chaque jour pour prendre en charge ces enfants rejetés par le gouvernement, pour leur offrir un peu de considération et d’humanité, ou une chance d’évoluer comme tout un chacun au coeur de la société.
Une image brute et authentique
Plus que la montrer à l’image, les deux réalisateurs font ressentir la douleur physique et mentale que peut être l’autisme à travers la mise en scène du corps des acteurs. Il s’agit d’un cinéma profondément social et humain : la caméra filme et épouse au plus près le corps des acteurs, qu’il s’agisse des personnages autistes ou de ceux qui les encadrent. L’ouverture du film montre ainsi une scène brute, hachée, en mouvement. Le spectateur suit une jeune femme qui court, essoufflée, au coeur des ruelles parisiennes surchargées de personnes et de bruits. Scène filmée en steadycam, celle-ci n’est pas lissée, la course de la jeune autiste à travers Paris est filmée dans toute sa brutalité : mouvements brusques et hâtes d’une caméra qui suit au plus près et au plus vite ce corps en perdition à travers la ville. Les corps sont ainsi présents dans l’image, soulignés par des gros plans qui découpent les êtres pour en accentuer les moindres détails. L’image semble crue, sans filtre, offerte pour elle-même au spectateur, dans toute son authenticité brute. Le spectateur n’a d’autre choix que d’orienter son regard vers ceux qu’il ignorerait hors de la salle obscure, il ne peut pas détourner le regard ou échapper à ce qui lui est montré : il doit voir ceux qui souffrent, ceux qui hurlent à l’intérieur comme à l’extérieur, ceux qui sont abandonnés, et ceux qui se battent finalement pour dénoncer et montrer cette réalité.
Une constellation de personnages et de réalités sociales
Ainsi, le spectateur n’infinitise pas son regard vers un seul point de vue, mais vers de multiples réalités sociales qui s’entrecoupent au coeur d’un même film. Autant de personnages, de visions et de regards hors des normes qui sont offerts aux spectateurs. Il y a tout d’abord Joseph, premier autiste pris en charge par le personnage de Vincent Cassel, à l’origine de la fondation de l’association : un autiste adulte sensible et touchant, fasciné par les machines à laver et les sonnettes d’alarmes dans les métros, qui cherche tout au long de l’oeuvre à s’intégrer au rythme de la société en trouvant un travail, en prenant le métro seul… Il y a également Valentin, un enfant violent soumis à un autisme lourd dans lequel il semble renfermé. Et, au-delà des autistes, il y a ces jeunes adultes venant de quartiers à problèmes, comme Dylan, qui cherche à se faire une place dans la société en aidant ceux qui n’en ont également aucune. De multiples problématiques sociales sont ainsi abordées dans ce film : des problématiques que tentent de résoudre Bruno et Malik, non en tant que héros, mais en tant qu’hommes. Des hommes qui se battent et qui pleurent à chaque nouveau combat achevé : ils pleurent ainsi par exemple face à la danse de Joseph. Une scène finale qui laisse voir au spectateur une danse maladroite, mais sublime : il semble, dans cette scène profondément belle et humaine, que celui qui était alors rejeté par la société, y est de nouveau intégré. Il danse parmi tous les autres et leurs mouvements paraissent s’harmoniser malgré leurs différences. La force de cette scène et de l’ensemble du film réside également dans la puissance de la musique : musique des Grandbrothers intitulée Bloodflow, qui comme la musique Una Mattina de Ludovic Einaudi dans Intouchables, contribue à éveiller la sensibilité du spectateur, au-delà même des images. Parce que le cinéma, depuis son invention, ne pourrait se penser sans musique : elle permet d’amplifier certaines scènes et certaines émotions, d’éveiller un nouveau sens chez le spectateur et de l’immerger davantage encore dans la trame narrative et émotive du film.
Un acte politique : représenter pour faire exister
Parce que Hors normes est en effet au-delà d’un feel-good movie, qui cherche à infinitiser le regard des spectateurs vers des sujets de sociétés ignorés pour la plupart, sans néanmoins s’aventurer dans un pathos lourd et chargé. Il traite, non sans rire et humour, d’un sujet bien difficile. Si certains y voient un moyen de rendre le film bon public et de dédramatiser la situation des autistes, d’autres considèrent le film comme un formidable moyen de sensibilisation auprès d’un public non averti. Il s’agit encore une fois de politiser, d’éveiller les consciences, et surtout, d’orienter le regard du spectateur vers la différence, de progressivement, lui faire accepter ce qu’il n’oserait regarder. Représenter, ou donner à voir, c’est leur permettre d’exister. C’est leur faire une place dans l’espace sensible partagé. Ce que parviennent à faire avec brio les deux réalisateurs, qui signent une nouvelle fois un film touchant, juste et poignant.
Lucile Castanier