Ida est un film splendide sur l’histoire d’une jeune nonne dans les années 60 dont le parcours se croise à celui de l’Histoire polonaise dans la période douloureuse qu’est l’après-Seconde Guerre Mondiale. Quelques jours avant de prononcer ses vœux, la mère supérieure conseille à Ida de passer du temps avec sa tante. Elles partent toutes deux à la recherche de la sépulture des parents d’Ida, juifs tués pendant la guerre.
Que dire à propos de ce film qui ne ressemble à rien de ce que l’on voit actuellement sur les écrans ? Ce n’est pas tant le choix du noir et blanc que l’incroyable beauté des plans qui nous frappe en premier lieu. Le choix du format 4/3 participe également à faire de chaque image une photographie ciselée et structurée, où rien n’est laissé au hasard. L’emprunt à l’art pictural est évident. La mise en scène inhabituellement austère et dépouillée organise une chorégraphie, celle des nonnes voilées qui s’affairent autour de la statue du Christ (scène d’ouverture) ou qui s’allongent sur le sol de l’église.
Certains moments sont d’une intensité et d’un symbolisme inouïs. On pense notamment à la séquence où le fils de Skiba creuse la tombe de ceux qu’il a lui-même tués. Le meurtrier semble soudain plus fragile que les deux femmes impassibles, qui le regardent s’enfoncer dans la tombe et se replier sur lui-même, alors qu’il entreprend de se confesser. L’émotion nous étreint soudain quand la tante Wanda prend le crâne déterré dans ses mains. La brutalité de cette image sonne comme une injonction à creuser dans l’Histoire de la Pologne, étouffée par les non-dits. Les secrets y sont déchirants et même la tante – qui incarne un personnage solide – ne peut passer outre : sa dépression et son alcoolisme la conduisent au suicide. Mais la Pologne dans les sixties, c’est aussi celle de la musique « yé-yé » que les jeunes jouent dans des hôtels où chacun prend plaisir à s’enfoncer dans une amnésie volontaire. Ce sont ces paradoxes que Pawlikowski est parvenu à rendre sensibles.
Si Ida est parfait d’un point de vue esthétique, il soulève également des questions métaphysiques. La perte s’immisce ainsi dans tous les thèmes abordés : perte des parents, perte de l’être cher, de la virginité, de la foi… Comment surmonter cette douleur de l’absence ? Après la mort de sa tante, Ida endosse son identité : ses vêtements, ses chaussures, son vernis et rouge à lèvres, jusqu’à ses mauvaises habitudes (cigarettes, alcool et garçons). Tenter de devenir l’autre permettrait-il de mieux accepter sa disparition ?
La question du pardon se pose également : y a-t-il des limites à ce que l’on pardonne ? Ida ne serre pas la main à l’assassin de ses parents, ne lui dit pas un mot tandis qu’il pleure et s’effondre sous ses yeux. Après cette terrible découverte, comment croire en l’homme ? comment croire en Dieu ? En filigrane se pose donc le problème de la foi, et sa capacité à résister ou pas aux épreuves de la vie. Ida, en sortant de son couvent, se heurte brusquement aux cruautés du monde extérieur, qu’elle essaye de ne pas voir, en se cachant les yeux. Mais après avoir plongé les mains dans la terre sale du passé, elle ne cesse de croire en un au-delà.
C’est aussi le corps qu’Ida découvre ; corps de l’autre à travers la sensualité du joueur de saxophone (d’ailleurs, un plan d’Ida dans l’escalier n’est pas sans évoquer Un Tramway nommé Désir de Kazan), et son propre corps via celui d’autres femmes, que ce soit sa tante et ses robes moulantes ou une nonne qui se douche devant elle, dans un curieux champ-contre-champ.
Finalement, ce « road-movie » sans moralité pesante nous interroge et nous ravit par son esthétique et sa mise en scène dépouillée. Les deux héroïnes du long-métrage ont la tentation de se soustraire à ce dégoût de la vie, chacune par deux moyens différents. C’est en somme un voyage initiatique pour Ida, qui apprend qu’elle est juive et rescapée, et qui met sa foi à l’épreuve pour finalement revenir à Dieu.
Lucie Detrain