Illusions perdues : entre espoir et désenchantement

« Perdre ses illusions, c’est vivre plus », affirme Xavier Giannoli sur le plateau de France Culture le premier jour de la sortie d’Illusions perdues, adapté du célèbre roman de Balzac. Comme un mantra, cette phrase fait résonance durant tout le film, où le jeune protagoniste, Lucien de Rubempré, est constamment tiraillé entre le désir d’exister et la déchéance qui n’est jamais très loin. Focus sur un coup de maître cinématographique qui en vaut le détour. 

Toute adaptation littéraire n’est jamais bonne à voir sur grand écran. Adaptations fades, sans grande ampleur, anxieuses et parfois malhonnêtes. Adaptations qui rebutent le spectateur et qui, à défaut de transcendance et d’émotion, le plongent dans l’ennui, le sentiment d’avoir trahi l’œuvre littéraire – souvent très célèbre – et d’en avoir fait de la bouillie intellectuelle. Avec Illusions Perdues, c’est tout le contraire : Xavier Giannoli réussit le pari ambitieux de rendre compte fidèlement de la troisième partie d’une des œuvres majeures de la Comédie humaine balzacienne. L’histoire, c’est d’abord celle d’un personnage de papier, un jeune homme à l’esprit pur, naïf et crédule, rempli de rêves et d’amour du Beau. C’est aussi et surtout la découverte de Paris et de ses premières fois, les affres des désillusions, les coups de poing, les coups de cœur, l’ivresse, le succès, mais aussi la déchéance d’un jeune homme innocent qui s’est brûlé les ailes en voulant voler trop près du soleil. 

Benjamin Voisin et Vincent Lacoste dans Illusions Perdues, 2021, Xavier Giannoli

Le film commence à Angoulême, où le jeune Lucien Chardon – qui préfère être nommé de Rubempré, nom à particule de sa mère – décide de fuir sa province pour monter à Paris et « se faire une place dans ce monde ». Il ne quitte pas sa campagne seul, mais accompagné de Louise de Bargeton, sa mécène et amante. Avec Paris, c’est un monde nouveau qui lui tend les bras :  magique, étourdissant mais aussi cruel. Alors que sa maîtresse lui tourne brutalement le dos, Lucien se retrouve livré à lui-même dans les rues d’un Paris populaire et froid.  Un beau jour, alors qu’il sert dans une taverne, il fait la connaissance d’Etienne Lousteau, rédacteur en chef du Corsaire, qui lui propose de travailler à ses côtés.  Ce journal, incarnation de l’âge d’or de la presse, est très en vogue à cette époque. Tandis que les vestiges de la révolution se dissipent progressivement, le peuple français gravite autour d’une société dualiste, où royalistes et libéraux trouvent leur champ de bataille à travers la presse. C’est la période de la Restauration, de la montée du capitalisme, d’un moment où chaque individu aspire à l’ascension sociale comme seul moyen d’exister. Dans cette atmosphère où l’on passe de la gloire à la décrépitude en un claquement de doigts, le jeune Lucien de Rubempré conquiert la vie et ses imperfections. 

« Un grand homme de province à Paris » : le projet de Xavier Giannoli  

Le sous-titre de cette troisième partie du roman, « Un grand homme de province à Paris », semble terriblement ironique de la part de Balzac. Ce « grand homme » qu’est Lucien est d’abord un jeune homme dénué de toute connaissance du monde parisien. Ce sous-titre entre en sonorité avec l’ambition du réalisateur, qui reprend le topos littéraire du roman d’apprentissage. En effet, à la manière d’un Julien Sorel, Lucien de Rubempré s’extirpe de sa condition de petit imprimeur de province et part à la conquête de la ville lumière, son premier recueil de poèmes en poche, les Marguerites. Titre à consonance lyrique, qui traduit bien la personnalité du jeune poète : idéalisant le travail de l’écrivain, il prend progressivement conscience de sa naïveté à mesure qu’il évolue dans la vie parisienne. Et le réalisateur a voulu s’emparer de cette énergie de jeunesse, à travers un scénario qui nous embarque, comme un feu d’artifice. Il emporte le spectateur à la fois dans un monde de mouvement et en mouvement. On le voit par exemple dans l’utilisation de la caméra, sans cesse tourbillonnante, qui suit les actions des personnages. Quand Lucien fait son entrée dans sa première soirée mondaine, la caméra est quasiment subjective, allant de groupe en groupe, pour traduire les yeux du jeune homme fasciné par cette scène qui semble tout droit tirée d’un rêve. Le regard cinématographique de Giannoli est un hommage direct rendu à Balzac. On chevauche la caméra avec l’aide de la voix-off, interprétée par Xavier Dolan, qui joue le rôle de Raoul Nathan, écrivain fictif de l’époque. Sans cesse en avant sur l’action, à la manière des films de Scorsese, le jeu kaléidoscopique de la caméra annonce déjà la triste fin de Lucien. 

Du roman d’apprentissage à l’épopée filmique 

Illusions Perdues, 2021, Xavier Giannoli

« Au nom de la mauvaise foi, de la fausse rumeur et de l’annonce publicitaire, je te baptise journaliste ». La scène du baptême de Lucien, qui survient au milieu du film, met déjà en lumière son échec en tant que journaliste et écrivain. A travers cette mise en scène plus que théâtrale, Lucien incarne ce conquistador journaliste, qui a renoncé à ses ambitions littéraires nobles pour travailler comme gratte-papier au Corsaire et s’enrichir jusqu’à perdre pied. Ainsi, il croit devenir le roi de Paris à travers cette parodie chevaleresque et bascule en réalité dans le chaos cruel de la sphère mondaine. Une société où les amis deviennent aussitôt ennemis si l’on tourne la tête un instant. La dimension christique que l’on retrouve dès le visuel de l’affiche du film entend exhiber ce jeune homme qui devient objet de son succès, à travers une furie matérialiste et argentée. Le goût de la beauté prônée par Lucien en début de film laisse place à la noirceur de la désillusion. 

L’avènement d’une société fondée sur la reconnaissance sociale et l’argent 

La désillusion, Lucien la côtoie plus vite que prévue : le travail de journaliste dans le Paris de la Restauration est celui d’un gratte papier, d’un homme motivé par l’argent et la reconnaissance sociale. Cette idée est incarnée par Etienne Lousteau, rédacteur en chef du Corsaire où travaille Lucien. D’ailleurs, Etienne est très clair quant à ses motivations durant le premier entretien de Lucien : « Mon métier, c’est d’enrichir les actionnaires du journal ». L’Histoire de la presse est mise en exergue comme un monde de requins, où la corruption règne. Et Lucien va se prêter au jeu de ce système corrompu pour briller. On le voit à travers une scène d’écriture où Lucien fait la critique d’un nouveau roman, affirmant qu’il ne sait plus s’il trouve le livre « bon ou mauvais ». Sa seule inquiétude est de savoir si l’article sera assez polémique pour être vendu à un bon prix. 

Tendre le miroir de 1821 à l’époque moderne : réflexion sur le monde actuel 

A travers la farandole des personnages qui gravitent dans ce microcosme parisien du début du XIXème siècle, Xavier Giannoli s’intéresse à la capitalisation des esprits et au statut du journalisme aujourd’hui : l’art et la beauté de l’écriture sont, pour lui, mises à l’épreuve dans le monde actuel. Par exemple, le personnage de Singali, incarné par Jean-François Stévenin, prône le succès ou l’échec comme un achat. En effet, les écrivains, dramaturges et critiques achètent ses services à la fin d’une pièce. On peut ainsi faire son marché en achetant les applaudissements ou les huées, les jetées de fleur ou les jetées de tomates. Cette démarche remet en question la valeur artistique, qui devient valeur marchande. Dans le film, l’argent a ainsi le fin mot pour tout. Et Lucien en est à la fois le bourreau et la victime. Ainsi, alors que sa fiancée Coralie joue sa première représentation au théâtre, les ennemis de Lucien, autrefois amis, achètent à prix d’or les huées de Singali. Dès lors, cet épisode engendre à la fois la destruction de la réputation de Coralie ainsi que celle du couple qu’elle forme avec Lucien. La fin est proche. Quelques semaines plus tard, Coralie meurt de maladie et Lucien est contraint de rentrer à Angoulême pour taire ses illusions perdues. 

Entre espoir et désenchantement, Lucien de Rubempré, après cette épopée sociale au cœur de Paris, retourne physiquement et métaphoriquement chez lui, là où l’amour du Beau déploie sa véritable nature. Et la scène finale au lac de son enfance concentre l’essence de ce jeune homme trop pur, trop naïf, mais courageux, qui confesse : « j’ai cessé d’espérer et j’ai commencé à vivre ». 

Par Capucine Lemauf

Sources

Débat du cercle sur Canal+

Interview de Xavier Giannoli sur le plateau de France Culture, jour de la sortie du film 

Le masque et la plume, émission France Inter