Une simple lettre évoquant l’histoire d’une relation entre un père et sa fille. C’est l’unique élément scénaristique que le réalisateur britannique Christopher Nolan ait bien voulu partager avec Hans Zimmer lorsque le compositeur travaillait sur la bande sonore d’Interstellar. Et pour cause : Nolan implique Hans Zimmer très tôt dans la production du film, avant même que le tournage ne commence. Aucun élément, aucun texte ni aucune image. Rien ne permet au compositeur de trouver l’inspiration, si ce n’est cette lettre écrite par Christopher Nolan portant sur une thématique que les deux hommes connaissent intimement : la filiation.
Difficile à croire que le réalisateur ait orienté Zimmer vers ce thème intimiste tant le long-métrage charrie des sujets vastes et aussi épiques que les autres productions sur lesquelles le duo a déjà collaboré – Batman Begins, Inception, etc – où il est question de sauver une ville ou de renverser la réalité. Le film se déroule dans un futur proche, alors que la Terre se meure et qu’un groupe d’astronautes entame un voyage interstellaire dans le but de trouver une planète habitable, obligeant Cooper, le pilote, à laisser sa fille Murphy sur Terre. C’est par l’unique biais de cette relation père-fille que Nolan demande au compositeur de travailler. C’est le geste délibéré du réalisateur qui permet à Hans Zimmer de renouveler un répertoire jugé trop « masculin » et « percutant ». Le musicien allemand a notamment fait l’objet de nombreuses critiques lorsqu’il a composé la bande sonore de Man of Steel produit par Nolan, souffrant de la comparaison avec John Williams, compositeur du Superman de 1978 et de son fameux thème, jugé plus symphonique et harmonieux que les percussions zimmeriennes.
Au terme d’une journée de travail, Hans Zimmer présente au réalisateur britannique « Day One », une « petite musique délicate » selon les mots du compositeur, qui servira pourtant de base à la bande sonore de Interstellar. Le pari est risqué. Le compositeur marche sur les platebandes des plus grands – de John Williams avec La Guerre des Étoiles à Ennio Morricone et Mission to Mars – celles de la musique « spatiale ». Son projet intimiste rompt avec celui de ses prédécesseurs très largement dominé par le style symphonique, surtout depuis 2001 : L’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick où « Ainsi parlait Zarathoustra » de Richard Strauss reflétait l’ambition quasi métaphysique du réalisateur de Shining. Finalement, la bande-sonore d’Interstellar est à la musique symphonique de 2001 : L’Odyssée de l’espace ce que l’œuvre de Nolan est à celle de Kubrick : moins ambitieuse, certes, mais également moins froide et plus humaine. Interstellar, bien que mettant en scène un voyage interstellaire, raconte un récit à hauteur d’hommes. Le sujet n’est pas métaphysique, ce n’est pas l’humanité comme dans 2001, mais l’histoire très concrète d’un père et de sa fille qui n’ont de cesse de chercher à se retrouver.
Une bande-son intimiste
La composition de Zimmer répond au scénario de Christopher Nolan : il essentialise le film qui semble ne raconter que l’histoire d’un père et de sa fille. L’enjeu de l’aventure interstellaire n’est plus le sort de l’humanité mais les retrouvailles de Cooper et Murphy. La musique de la scène de la planète océanique, durant laquelle le groupe d’astronautes tente désespérément de regagner son vaisseau alors qu’une vague gigantesque se forme à l’horizon, est à ce titre très parlante : le morceau « Mountains » souligne bien la tension dramatique de la scène avec un crescendo mêlant des pianos, des cordes et le fameux orgue caractéristique de la bande-son. On peut également entendre le « tic-tac » continue d’une horloge en fond. Une sorte de rappel pour le spectateur comme pour les héros : relativité temporelle oblige, une heure sur cette planète équivaut à sept ans passés sur Terre. Cooper doit faire vite s’il veut revoir sa fille un jour. Plus insolite encore, à raison d’un tic toutes les secondes et vingt-cinq centième de trois minutes et trente-neuf secondes de musique, un « tic » du morceau équivaut à une journée perdue sur Terre. Avec la musique de Zimmer, la scène ne raconte plus que les aventures des astronautes sur une planète inhospitalière, mais aussi les retrouvailles empêchées entre un père et sa fille.
De la même façon, le titre intitulé « Coward » illustre une scène dramatique et charnière dans le film à savoir la trahison du Docteur Mann, cet astronaute de la « Mission Lazare » parti en éclaireur sur une planète des années avant nos héros et qui, ne supportant plus l’isolement, falsifie les données de sa planète en réalité stérile pour attirer le vaisseau de Cooper, s’en emparer et rentrer sur Terre. Dans un montage alterné, on suit Murphy qui refuse de renoncer à sauver la famille de son frère alors que des tempêtes de sable menace sa maison. Zimmer opte ici pour un ensemble de bois imposant – flûtes, haut bois, clarinettes, bassons – qui donne un son « plein » et rond qui attenue l’excitation de la scène de combat entre Cooper et Mann. La musique use d’un accompagnement orchestral qui crée un effet de suspens hypnotique surlignant plutôt la dimension tragique de la scène : il ne semble plus y avoir d’enjeux, seulement deux hommes désespérés luttant pour la survie de l’humanité.
De plus, le caractère mélancolique de l’accompagnement déjoue l’excitation de la scène d’action et, comme le montage, unifie les actions concomitantes de Cooper et de Murphy, comme si le sort de l’un dépendait de la décision de l’autre. Encore une fois la musique de Zimmer se distingue de la scène qu’elle illustre, devenant un univers clôt sur lui-même, chargé d’une signification parallèle : le combat entre Cooper et Mann n’est pas celui du sort de l’humanité mais des retrouvailles entre le premier et sa fille.
Des critiques récurrentes mais pleines de sens
A la sortie du film, une partie du public a reproché à Christopher Nolan le volume de la musique, qui empêcherait la compréhension de certains dialogues. C’est notamment le cas lorsque Cooper tente d’amarrer le vaisseau à la station Endurance alors que le Docteur Mann a involontairement provoqué la destruction d’une partie de l’appareil. Le morceau « No Time For Caution » illustre le caractère épique de la scène, et fait la part belle à l’orgue que l’on retrouve dans toute la bande-sonore, tant et si bien qu’il est difficile d’entendre le reste de la scène.
Les critiques ne croient pas si bien dire : la musique de Hans Zimmer a été pensée de telle sorte qu’elle transmet des émotions, au même titre que les dialogues. Quoi de plus normal, dans l’esprit de Nolan, que la composition empiète sur les dialogues lorsqu’elle joue le même rôle ? C’est sans doute le faux paradoxe d’Interstellar: critiquée pour son omniprésence au sein du film, la bande sonore de Zimmer est une des rares à avoir autant fait parler d’elles, à avoir autant été reprises et diffusées. La composition se détache du film en même temps qu’elle l’essentialise en une lutte pour l’amour d’un père et de sa fille. Elle s’écoute indépendamment du film car elle raconte sa propre histoire, une histoire intimiste et universelle, celle de retrouvailles empêchées. Finalement, la bande sonore d’Interstellar est peut-être plus proche d’Interstellar que le film lui-même.
Pierre-Yves Georges