Le Joker peint le passé du célèbre super vilain le Joker, ennemi connu et redouté de Batman. Le réalisateur Todd Philipps cherche ainsi à saisir les prémices de la folie et de la violence d’un personnage haut en couleur, incarné par un Joachin Phoenix au sommet de son art. Dans les années 80, au coeur de la ville fictive de Gotham City, le réalisateur épouse de sa caméra la vie tourmentée d’Arthur Fleck, un comédien de stand-up raté, et vivant toujours avec sa mère mourante. Il s’agit du portrait d’un homme violenté, et méprisé de tous, en tant qu’être échappant à la norme de part sa profession et sa maladie mentale le poussant à rire sans raison. Le film suit dès lors la courbe de la lente descente en enfer d’un homme isolé, oppressé par les parois de ses pensées, de sa folie et de son rire. Des parois incarnées par des surcadrages omniprésents : un personnage principal au centre de l’image, enfermé dans l’embrasure d’une porte, d’une fenêtre, de barrières. Physiquement et psychologiquement, le personnage ne peut pas s’échapper : il est prisonnier de lui-même et de sa condition. Celle-ci inonde le regard de Joachin Phoenix, interprétant ce rôle avec intensité et densité. Il se perd en effet dans son personnage comme son personnage se perd en lui-même, ou la mise en abyme d’une condition hors des normes.
“ It is just me or is it getting crazy out there ?”
Huis clos dans un esprit tourmenté, le spectateur non plus ne peut pas s’en échapper, devient prisonnier de cette folie et de ce rire contagieux qui se propage tout au long du film, comme une lente trainée de poussière obscurcissant notre esprit. Une folie qui semble presque justifiable face au poids de l’injustice que subit Arthur : à chaque nouvel impact, le spectateur s’identifie de plus en plus à un personnage pourtant décalé. Le spectateur pourrait finir par rire avec lui : du pathétique de la situation, de l’influence des grands médias gouvernés par le profit avant tout intérêt humain, d’un principe d’économie omniprésent, du chaos et de la corruption des politiques, et surtout, du coeur malfaisant et chaotique des hommes. Le spectateur en vient finalement à se demander si la véritable folie n’est pas de l’autre côté : du côté de la prétendue normalité. Il pourrait en venir à se poser la même question qu’Arthur :“it is just me or is it getting crazy out there ?”
“ Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle”
Au-delà d’un personnage, d’une psychologie, le réalisateur nous plonge au coeur d’une atmosphère : les années 80, aux couleurs froides et sombres. Dans cet univers macabre, les couleurs vives d’Arthur détonnent et jurent. Il est cet élément de trop, celui qui ne devrait ni exister ni être. Celui qui n’a aucune place au coeur de la société, celui qui n’est finalement d’aucune mère, ni d’aucun père. Il est bel et bien seul au coeur de sa folie et de la ville. Les lumières des métros clignotent fébrilement, des ruelles sombres et étroites étouffent le personnage, un immense escalier ascendant symbolise la domination spatiale de la ville sur Arthur , tandis que “le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle” (Baudelaire, Spleen) sur son esprit et son corps. Une atmosphère étouffante, soulignée et amplifiée par une musique glaçante omniprésente, qui envahit l’espace auditif du film. Ce climat pesant est digne de celui instauré dans Taxi Driver de Scorsese, film faisant également le portrait de la folie d’un homme en désaccord avec l’ordre établi par la société. Deux personnages solitaires, deux personnages qui avancent à contre courant, spatialement et psychologiquement, jusqu’au paroxysme de leur folie.
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“ I used to think that my life was a tragedy. But now I realize, it’s a comedy.”
Le seul moyen de briser l’ordre parfaitement établi est alors d’introduire un élément chaotique : le Joker. En effet, Arthur choisit d’épouser sa condition psychologique et son identité, et cela en se créant paradoxalement un masque. Dès lors, il ne rit plus à cause de sa condition psychologique, mais parce que le monde est bel et bien devenu une comédie. Tout est sujet au rire, il choisit de reprendre le contrôle de son existence, de s’échapper de ses pensées négatives et de rendre comédie ce qui était tragédie. Il contrôle ainsi son univers, il fait un avec lui. Il n’est plus l’élément perturbateur, mais l’élément qui envahit l’espace physique du film. Tous lui ressemblent : toutes les personnes dans la rue adoptent en effet son masque, celui du clown, ou celui du rire. En contre-plongée, il domine l’espace de l’escalier, ce même espace dans lequel il semblait écrasé au début du film. Il se dévoile aux autres, à lui-même et aux yeux du spectateur.
“ Madness as you know, is like gravity, all it takes is a little push”
Un spectateur qui, comme dans Mr Robot, Fight Club ou The Voices, réalise qu’il a été trompé par un surplus d’identification au personnage : à trop épouser le point de vue du personnage, il a fini par y croire. Mais, tout ce que l’on voit au cinéma n’est jamais que le reflet d’une réalité, et non le réel lui-même. Dans ce film précisément, il s’agissait d’une réalité : celle d’Arthur ou celle du Joker. Une réalité qui finit par se distordre et se dévoiler pour ce qu’elle est : le fantasme d’un fou croyant le temps d’un instant à une relative normalité. La normalité d’une histoire amoureuse ou celle de l’acceptation par autrui. Tout l’espace du film est contaminé par la folie du Joker, jusque dans la salle de cinéma : le spectateur croit voir le Joker tomber amoureux, ou réussir sa carrière de comédien. Le spectateur, intrinsèquement, veut croire aux images, veut croire qu’il ne peut pas être trompé par le média.
Comme le disait le Joker, interprété par Heath Ledger, dans le film The Dark Knight : “madness as you know, is like gravity, all it takes is a little push”. Arthur pousse ainsi le spectateur jusque dans les parois de sa folie, qu’épouse dangereusement la caméra tout au long du film. A la fin de celui-ci, le travelling arrière sur les écrans de télévision transmettant les récents événements engendrés par le Joker est un split screen assumé qui montre le monde tel qu’il est : un monde rendu au chaos, un monde fissuré en de multiples écrans, de multiples réalités… Le chaos est total et pregnant, renforcé par les multiples faux raccords qui tendent à questionner le spectateur lui-même sur ce qu’il croit voir ou ne pas voir. La frontière vers la folie semble soudainement bien fine.
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Et si finalement, Todd Phillipps parvenait à nous faire goûter à notre propre folie ? Celle-ci même qui éclate en plein jour à la fin du film : le Joker quitte le surcadrage des fenêtres éclatantes et s’échappe du cadre. Paradoxalement, alors même qu’il se trouve enfermé dans un hôpital psychiatrique, le Joker s’est échappé de son propre enfermement, évadé de ses propres limites. Il est libre.
Lucile Castanier