De la scène à l’écran, de Paris à l’ailleurs, Juste la fin du monde est un film du voyage. Mieux encore, il nous propose de voyager hors de toute identité, pour se confronter à un réel épuré. Louis part voir sa famille dans un lieu neutre et sans appellation pour leur annoncer la maladie qui l’a condamné. Une absence d’identité, voire un refus de celle-ci, se lit dans une ville qui n’a pas de nom, une famille seulement désignée par le prénom de ses membres, une maladie qui n’est jamais avouée. Enfin, un homme qui partage la vie de Louis qui n’est jamais présenté. Tout est caché, tout est gommé par Xavier Dolan. Le réalisateur fait ainsi voyager ses personnages entre les différents huis clos que composent les pièces de la maison familiale. Et le coup de maître de ce film, c’est sans doute qu’il propose un voyage silencieux, porté par le regard comme fenêtre de l’âme.
Un voyage qui emprisonne et qui pousse à la vérité
Catherine sourit à Louis, il lui répond gentiment par un rictus forcé. Elle insiste, semble percevoir quelque chose derrière cette mine faussement joyeuse. Et la brisure se révèle: il comprend. Enfin, elle comprend, et il comprend qu’elle a compris. Tout s’éclaire, et ce dans un silence explicite. Cette scène illustre la rhétorique du plan rapproché, presque étouffant de Dolan, qui provoque littéralement les émotions. Louis ne peut s’échapper du cadre et, même s’il refuse de parler, son regard le trahit. Alors il s’enfuit, mais se retrouve prisonnier d’un autre regard, celui de sa soeur, puis de sa mère et de son frère. Partout où il voyage, tentant d’échapper à la vérité, sa famille le poursuit, l’accule et le torture. « On se reverra, promets-moi qu’on se reverra » le supplie sa soeur Suzanne, brisée depuis son départ. Les masques tombent, les sourires se froissent, et les émotions éclatent. Les cris, les pleurs expriment l’amour, les mots ne veulent rien dire et les regards se confrontent: le voyage entre chaque plan devient de plus en plus violent, jusqu’à une scène finale qui nous coupe le souffle et signe notre arrivée à destination.
Dès le départ Dolan nous annonce la couleur: Louis s’assied sur son siège, s’apprête à décoller et à nous emporter avec lui. Un enfant, au visage imperceptible, lui cache les yeux depuis le siège arrière. La question du secret est posée, et l’on sait que le voyage ne sera pas de tout repos. Le taxi qui nous attend à la sortie de l’aéroport nous amène vers cette maison coupée du monde, accompagnés de la chanson de Camille, « Home is where it hurts ». C’est au sein de la maison familiale qu’on est blessé, car contraint à une vérité à laquelle Louis tente d’échapper. La BO du film accompagne son voyage et semble porter le discours du personnage: Camille révèle sa peur du foyer. Le groupe O-Zone lui permet de s’évader au travers de ses souvenir bucoliques par leur chanson « Dragostea din tei », signifiant littéralement « L’amour du tilleul ». Enfin, Moby clôt le film en soulignant la peine silencieuse de Louis: « Oh lordy, trouble so hard / Don’t nobody know my troubles but God » (« Oh seigneur, peine si pénible / Personne ne connait ma peine sauf Dieu »). Cette phrase, tirée de son titre « Natural Blues », clame la douleur de Louis qui ne peut se réfugier que dans un lieu utopique, sorte de paradis qu’il regagne en passant le pas de la porte dans le dernier plan du film.
L’homo viator contemporain
Cette notion du voyage, qu’il soit physique ou métaphorique, voyage du corps ou des émotions, appelle à la figure de l’homo viator. En littérature, « l’homme voyageur » est soumis à un voyage qui se veut symbolique et initiatique. La figure d’homo viator la plus connue reste celle d’Ulysse dans l’Odyssée, d’Homère. Empêché de rentrer à Ithaque pendant 20 ans, Ulysse voyage d’île en île et se prête à des épreuves proposées par les dieux. Il prouvera par là son mérite afin de rentrer chez lui, et grandira humainement à travers une épopée qui se veut identitaire. Le film de Dolan respecte de manière assez frappante la logique chronologique de ce topos mythologique. L’épopée homérique impose des étapes insulaires dans son voyage, et les îlots d’émotions et de regards que proposent chaque duo du film semble correspondre à ces mêmes étapes initiatiques pour Louis. Chacune de ses entrevues avec sa mère, sa soeur, son frère… lui permet d’ouvrir un peu plus les yeux, de repousser les mains de cet enfant dans l’avion, pour regarder ses proches et voir leur douleur. Car plus le film avance, plus on est témoin d’une douleur non pas singulière mais commune, et Louis comprend qu’il n’est finalement pas si seul que ça. Dès lors, l’explosion de colère finale de la part de son frère correspond à une étape maîtresse dans l’épopée classique: celle de la tempête, qui pousse le héros dans ses retranchements et signe un passage métaphorique d’homme perdu à homme éclairé. Voyageant d’abord pour s’enfuir, Louis finit donc par voyager pour ne jamais vraiment mourir. Pour rester dans le coeur de sa famille, pour à jamais y reposer.
Un coup d’oeil en arrière avant de les quitter: une figure d’espoir?
Louis parait suivre ce schéma, et on a envie de croire à une fin remplie d’espoir. La tirade initiale du personnage dans la pièce de Jean-Luc Lagarce (1990) est assez pessimiste: « Ça pourrait être agréable, comme dans les romans où tout finit en beauté et on finirait par s’aimer. On rirait avec bêtises. Ils fermeraient les yeux sur les erreurs. Ou ils me reprocheraient tout. Ne me pardonnerait rien. Ça pleurerait, ça crierait comme dans les feuilletons qui ne se posent pas de questions. Les secrets, les sanglots. Les reproches. Qu’est-ce qu’ils feront quand je leur dirais. Quand je leur dirais que je m’en vais. Que je ne reviendrais pas, de manière définitive en souillant leurs souvenirs. Qu’est-ce qui se passera. Imprévisible. Et pourtant, ce n’est qu’un déjeuner en famille. C’est pas la fin du monde. ». Certes, ce n’est pas la fin du monde. Mais c’est la fin d’un monde, celui d’avant, celui du silence et de la solitude. Louis souffre, mais il ne souffre plus seul. La pièce se termine sur une note défaitiste, son auteur conte son histoire et on comprend que face au sida, il a du mal à garder espoir. Mais Dolan propose peut-être une fin ouverte et plus libre. « On sera mieux préparé la prochaine fois » confie la mère. Parole d’espoir? C’est à chacun de l’interpréter. Une phrase, peut-être, pourra vous convaincre. Une phrase plutôt banale mais importante à rappeler. Une phrase sincère enfin, de la part d’un réalisateur éminemment touchant et vivant dans chacun de ses films:
« Je pense que tout est possible à qui rêve, ose, travaille et n’abandonne jamais. », Xavier Dolan.
Baptiste Charles