Le spectateur qui met le bout de la rétine dans Moonrise Kingdom ne s’aventure pas sur le chemin erratique d’une œuvre ouverte où se perdre est la clé de lecture.
Wes Anderson nous donne à cet effet pour guide-narrateur un autochtone à barbiche, manteau rouge et bonnet vert. Une carte de New Penzance Island vient de surcroît apporter un support visuel à l’enseignement oral de notre cocasse psychopompe. Indication carto-cinématographique, elle permet à Sam Shakusky de tracer l’itinéraire d’une fugue avec la jeune Suzy, aidé d’une simple boussole, et c’est à nous d’en suivre le fil.
Elle est aussi une topographie amoureuse, à la manière d’une Carte du Tendre où les lieux-émotions dessinent la palette des nuances des émois pré-adolescents de Sam et Suzy. C’est donc sur le modèle de la géographie allégorique et galante initié par Mme de Scudéry dans la Clélie que les deux héros semblent en effet s’inventer une cartographie amoureuse qui redessine la carte originale autant qu’originelle. Si les noms changent, il s’agit pourtant toujours de passer de « Nouvelle-Amitié » à la ville de « Tendre », lieu édénique chanté par Françoise Hardy dans le film (« C’est le temps de l’amour, le temps de toujours »), où l’on peut s’aimer sans entraves : « Moonrise Kingdom ».
Revenons donc sur ce réinvestissement des topoï amoureux dans le film Moonrise Kingdom. La rivière comme égarement des sens avant de retrouver Suzy, la boussole, soit la traditionnelle métaphore du cœur qui guide vers l’objet aimé. Également des obstacles naturels qu’ils franchissent grâce aux ruses de Sam qui parvient à désamorcer avec autant d’habileté les conflits naissants parfois avec la sulfureuse Suzy, qui sont autant d’indices de cette correspondance entre la carte de New Penzance Island et la carte du Tendre que suivent les deux héros.
C’est lors de leur premier face à face, depuis la fameuse scène de rencontre « What kind of bird are you ? », que les héros quittent l’enceinte de la ville « Nouvelle-amitié ». La distance à laquelle ils s’observent – représentation de leur relation d’abord épistolaire – semble indiquer une défiance, plus qu’une indécision, à outre-passer les limites de l’ancienne relation pour entrer dans un nouveau monde où ils sont/se trouvent réunis.
Loin d’être démunis, ils sont tous deux équipés pour s’orienter sur ce nouveau chemin : à la question « Can you read a map ? », Suzy répond positivement. Il ajoute, en bon Khaki Scout, « I’ve done cartography ». Cette connaissance commune les rassemble dans leur quête de la terre promise : « Moonrise Kingdom ».
Moonrise Kingdom ou « le royaume du lever de lune » est une crique qu’ils atteignent, après avoir échappé à leurs poursuivants, les comparses scouts de Sam ainsi que les Services Sociaux. C’est le jardin édénique de leur amour excentrique, l’équivalent andersonien de la ville « Tendre ». C’est là qu’ils s’embrassent pour la première fois, dorment ensemble et s’avouent leur amour.
Ils accomplissent le rituel des conquérants en la baptisant « Moonrise Kingdom » et en l’inscrivant à l’aide de galets sur la plage. C’est un toponyme visible du ciel, à l’instar des noms inscrits disproportionnellement sur les cartes.
Ce monde qu’ils se sont inventés se déchire lorsque leurs poursuivants arrivent sur la plage et les séparent. La carte de Tendre reprend alors les contours de la carte de New Penzance Island, le monde des adultes.
En dépit du tournant plus mature que va prendre leur relation, ce lieu reste le point culminant de leur amour ainsi que du film. La crique devient la topographie mythique des débuts passionnés. Sam fixe d’ailleurs le souvenir édénique de ce qui fut leur lune de miel dans une peinture à la fin du film.
Moonrise Kingdom n’a pas le monopole de la création d’une géographie fictionnelle. Wes Anderson en fait sa carte de visite en inventant dans chacun de ses films un écosystème cinématographique inédit.
Cordahlia Saint-Clair.