Avec le Kinétoscope d’Edison et Dickson et leur première production visuelle, « Le Salut de Dickson » (1891), ou encore la « Sortie de l’Usine Lumière à Lyon » (1895) des frères Lumière, le cinéma s’est tout d’abord imposé comme une prouesse technique. Muet et en noir est blanc, il n’était alors qu’une pure mise en mouvement d’images successives dénuée d’ébauche narrative. L’arrivée de la couleur puis de la parole sont les deux plus grandes avancées techniques que le 7ème Art connut au XXème siècle, et c’est sur cette première que nous allons ici nous arrêter. Pourtant, ce qui apparaissait alors comme une simple innovation technique est désormais devenu un véritable langage cinématographique et un mode de représentation artistique propre au réalisateur.
Avant tout chose, il est nécessaire de poser quelques moments clés afin de comprendre en quoi l’apparition de la couleur est d’avantage le fruit d’expérimentations scientifiques visant une meilleure perception et retranscription du réelle que d’une volonté artistique pure. La première colorisation d’une image en mouvement, et dont la diffusion était encore limitée à des cercles privés, remonte à La Danse serpentine d’Annabelle de Dickson en 1895. Elle s’effectuait alors à l’aniline, une peinture translucide permettant de conserver la profondeur de champs. Cette colorisation se faisait au pinceau, et la minutie qu’elle demandait avait pour conséquence une nette augmentation des prix de vente (Méliès faisait ainsi payer le double pour une commande d’un film colorisé). La technique s’améliora en 1904 avec l’apparition des pochoirs, accélérant le processus, puis en 1906 avec le « Pathécolor », une machine qui remplit le même travail que les anciennes petites mains des usines du 87 rue du Bac, sans pour autant nécessiter ni vacances ni salaire. Cependant, toutes ces techniques n’étaient qu’une colorisation à posteriori de la pellicule, et non une fixation directe de la couleur sur la pellicule au moment de la prise de vue. Celle-ci ne sera réalisée pour la première fois qu’en 1901 par un ingénieur du nom d’Edward Raymond Turner, dont le décès en 1903 plongea son innovation dans l’oubli jusqu’à sa redécouverte en 2012. Le grand public ne découvre la couleur au cinéma qu’en 1906 avec le Kinémacolor, auquel succédèrent le Chronocrome de Gaumont ou encore le Mondiacolor, procédés tous instables rendant impossibles une fixation pérenne de la couleur. C’est en 1917 que le Technicolor s’impose comme la technique la plus aboutie avec la sortie de The Gulf Between, premier film réalisé avec cette technique et 4ème long-métrage en couleur de l’histoire. Sa haute qualité et son amélioration constante en ont fait le leader du marché, mais c’est surtout sa stratégie communicationnelle bien pensée qui lui assura sa domination dans le milieu. Chaque film l’utilisant avait pour obligation de faire figurer la mention « A Technicolor Motion Picture » ou « The Striking Technicolor Photography » lors du générique de début. S’ensuivirent plusieurs processus visant à préciser les couleurs et à les rendre plus nettes, jusqu’à l’arrivée du numérique qui s’imposa au début du XXIème siècle.
Pourtant, les cinéastes n’ont pas cantonné la couleur à un simple but représentatif, mais s’en sont emparés comme un langage symbolique fort, et une façon d’enrichir leur expression picturale. A la manière des peintres, la plupart des réalisateurs construisent leurs tableaux comme des toiles. Comment ne pas tout de suite penser à Wes Anderson, dont la symétrie des plans a été recensée dans une vidéo compilant la mathématicité de ses cadrages, ou tout simplement son Grand Budapest Hotel (2014) dans lequel tous les plans sont parfaitement symétriques. Restons ainsi chez Wes Anderson, pour qui la couleur est un point central de son expression.
Les tonalités pastels de Moonrise Kingdom (2012) ou Fantastic Mr. Fox (2009) accentuant l’onirisme de l’histoire, les nuances grisâtres qui envahissent le cadre dans Rushemore (1998) (par les costumes, les murs de l’université et des maisons et même les cieux rarement bleus), les codes couleurs très tranchés dans La Famille Tenenbaum (2001) permettant d’affilier les différents protagonistes à des traits de personnalités bien marqués… Tous ces éléments constituent un univers reconnaissable dans lequel l’observation de la répartition des couleurs dans les différents plans permet de comprendre tout aussi bien le déroulé de l’histoire que si l’on écoutait les paroles prononcées par chacun. Ce cinéma hautement visuel se retrouve avant tout chez Jacques Demy, dont le film Les Parapluies de Cherbourg (1964) constitue un manifeste pour le cinéma « en-chanté », accordant à des dialogues intégralement chantés des décors et des costumes au couleurs saturées. Ce cinéma de l’enchantement et de la poétisation se retrouve également dans Peau d’Âne (1970), une œuvre qui oscille entre conte médiéval et psychédélisme woodstockien que le jeu sur les couleurs, notamment des robes, souligne par la création d’une atmosphère merveilleusement bigarrée. Il est également nécessaire d’évoquer Les Demoiselles de Rochefort (1967), dans lequel Delphine et Solange sont respectivement vêtues de rose et de jaune pâle au début du film, pâleur venant souligner leur penchant pour la rêverie, et dont l’interversion de leur couleur à la fin du film met en avant que, malgré tout, elles restent et resteront toujours jumelles. Ou encore la scène vers la fin du film lors de laquelle Solange et Andy se retrouvent vêtus de blanc dans une salle blanche, dans laquelle la symbolique du mariage et de la pureté est totalement dominante au travers de leur candeur. Enfin, là où ce film est allé plus loin encore, c’est dans le travail de la couleur des décors eux-mêmes. En effet, la ville de Nantes a vu ses murs blanchis et les volets de ses bâtiments repeints en bleu, jaune et rose afin de recréer la fantaisie de Demy. Plus encore, l’eau de la fontaine centrale a du être vidée par les pompiers afin de la remplacer par un liquide bleuté. Mais la couleur, lorsqu’elle est cantonnée à n’être qu’un détail, permet de faire d’autant plus ressortir ce qu’elle veut mettre en valeur. On peut penser à la petite fille en rouge dans La Liste de Schindler (1993) de Steven Spielberg, qui sert de point d’orgue au pathos de l’œuvre, au Sin City (2005) de Robert Rodriguez et son esthétique de BD que viennent renforcer les grands flashs de couleurs franches sur un fond en noir et blanc, ou encore au Portrait de Dorian Gray (1945) d’Albert Lewin dans lequel seul le portrait est en couleur au milieu d’un film en noir et blanc. Mais certains cinéastes ont une approche que l’on peut envisager comme paradoxale dans l’utilisation qu’ils font de la couleur. Le Ruban Blanc (2009) de Michael Haneke fait ainsi figure d’OVNI par son tournage en couleur et sa « noir et blanchisation » numérique en post-production. Ce procédé donne un grain très étrange à la pellicule qui ne vient que renforcer l’atmosphère angoissante et étouffante de l’œuvre.
Désormais une évidence, la couleur n’occupe plus le centre des intérêts techniques dans le cinéma, celui-ci se tournant d’avantage vers la 3D ou la réalité augmentée pour ce qui est de son futur. Pourtant, elle a ici pu apparaître comme centrale au 7ème Art, et son observation minutieuse constitue l’une des plus fortes clés d’analyse des œuvres cinématographiques tant par la symbolique qui s’en dégage que par sa propension à devenir un moyen de reconnaître la « patte » d’un réalisateur.