Avant-propos
Le Festival de Cannes remonte à quelques mois déjà, mais nos cœurs cinéphiles s’y accrochent encore. Pour cette raison, l’article suivant ne va pas traiter qu’un seul, mais bien deux films vus en avant-première lors de la 76e édition du Festival.
Avant de commencer, il me semble juste de vous présenter ces œuvres comme il se doit.
Le premier film est Le Règne animal, sorti en salle le 04 octobre 2023. Il est réalisé par Thomas Cailley et est venu ouvrir la sélection Un Certain Regard lors du festival.
Il s’agit d’un film de Science-fiction qui retrace l’aventure d’une famille dramatiquement brisée par une série de mutation (l’ambiance nous rappelle celle d’une pandémie, idéal pour les nostalgiques de 2020). La particularité de cet étrange phénomène, ce sont ses symptômes : elle entraîne la transformation progressive des humain·e·s en animaux. On suit donc Emile (joué par Paul Kircher) et son père, François, (joué par Romain Duris) qui tentent de retrouver un semblant de quotidien alors que la mère d’Emile disparaît lors de son transfert vers un centre spécialisé. Cependant, on comprend bien vite que pour eux deux retrouver une vie « normale » ne sera pas possible.
Pour le second, il s’agit de Rosalie, réalisé par Stéphanie Di Giusto et présenté également dans la sélection Un Certain Regard. Le film a été en compétition pour la Queer Palm du festival de Cannes et a reçu le Valois de la meilleure actrice lors du festival du film francophone d’Angoulême. Il sortira en salle le 24 janvier 2024.
Rosalie peut être qualifié de drame historique (puisque le film s’inspire grandement de la vie de Clémentine Delait, une française ayant vécu au début du XXe siècle). Rosalie a concouru pour la Queer Palm puisqu’il retrace la vie d’une femme à barbe. La protagoniste éponyme s’engage dans un mariage par intérêt afin de rentrer dans la norme. Cela dit, sa réalité refait assez vite surface et Rosalie (interprétée par Nadia Tereszkiewicz) épouse sa divergence.
Pour la jury Isabel Sandoval « être queer, c’est résister à la conformité et s’exempter des courants dominants, c’est tout ce qui sort de la norme, tout ce qui casse les codes de genre et tout ce qui remet en cause le patriarcat » et effectivement le film est une magnifique ode à la queerness.
Je vous l’accorde sur le papier, ces deux films de genre ne sont pas similaires (l’un est de science fiction tandis que l’autre est historique) et les traiter ensemble peut paraître artificiel. La corrélation que je fais entre eux ne tient pas uniquement à leur visionnage successif pendant le Festival. Mais davantage pour la mise en lumière de l’altérité qu’ils proposent.
En effet, l’autre, le monstre, celui que l’on côtoie mais qui n’est pas des nôtres est au cœur de Rosalie comme du Règne animal, ces deux œuvres traitent donc d’un thème commun. Alors si l’architecture globale repose sur une thématique identique, des ponts se construisent aussi sous nos yeux au niveau des schémas narratifs et scéniques.
Altérité et monstruosité, entre l’effroi et la fascination
Notre rapport à l’altérité est assez complexe, il est subjectif, nous sommes l’autre des un·e·s comme iels le sont pour nous. L’incompréhension de vécus différent crée un fossé, un flou qui mène souvent à de l’aversion, de la peur mais aussi à de la curiosité. Cette dynamique étrange que chacun·e entretient avec l’altérité s’illustre lors de nombreuses scènes des deux films.
Dans Rosalie, la fascination est omniprésente parmi les femmes qui côtoient le bar d’Abel (interprété par Benoît Magimel), elles regardent, approchent, questionnent et parfois même touchent Rosalie. Les villageois observent notre protagoniste, ils épient ses moindre gestes, elle, l’étrangère, la pièce rapportée qui arrive discrètement avant d’assumer sa singularité. Les différentes relations qu’a Rosalie avec les villageois illustrent plutôt justement le panel des affects que l’autre peut provoquer en nous.
Dans Le Règne animal, c’est la rencontre puis la relation qu’entretiendront Emile et Fix, un homme rapace (interprété par Tom Mercier) qui peut servir d’exemple. Tout d’abord, il y a l’altercation de leur premier contact, maladroit, rempli de crainte et d’appréhension puisque leur deux univers s’entrechoquent. Puis, avec un peu d’insistance, la peur cède peu à peu la place à un soutien indéfectible. Cette relation nous donne à voir la beauté de la diversité et de la découverte de l’autre.
Toutefois, ces deux œuvres ne tendent pas à enjoliver le rapport qu’entretiennent les humains à l’altérité. La façon dont nos sociétés traitent et ont pu traiter les personnes déviantes représente un pan majeur de ces deux films. Ils nous montrent le rejet et le jugement dépréciatif que portent celles et ceux dans la norme envers les marginaux.
Dans le film de Thomas Cailley, la société juge et isole les déviants. Celles et ceux devenus trop animaux perdent leur qualité d’individu, de membre de cette même société. Dans ses interactions avec d’autres jeunes hommes, Emile expérimente cette aversion pour celles et ceux qu’on ne comprend pas mais qu’on ne cherche pas non plus à comprendre. Ce ne sont que des monstres, des déchu·e·s de leur qualité d’humain. Tous·tes sont traqués, considérés comme des dangers pour la société. Pourtant cette dernière se doit leur faire une place, les intégrer puisque hier encore iels la composaient.
Dans Rosalie, les échanges avec certains villageois comme Barcelin et Pierre (respectivement Benjamin Biolay et Guillaume Gouix), laissent aussi apercevoir un nouvel aspect de la peur de l’autre. Dans leur relation avec Rosalie, ces deux hommes lui opposent un rejet catégorique comme une forme de dégoût de la monstruosité qu’elle pourrait représenter. Ce rejet, on peut le percevoir comme de la jalousie, c’est pour eux, comme refuser de voir une autre personne s’élever au-delà de la foule. Refuser qu’une autre personne puisse attirer les regards et avoir une influence quelconque sur les autres, qu’elle puisse saper leur autorité et renverser les dynamiques de pouvoir, que Rosalie puisse rendre l’anormal acceptable.
Ici, l’ambivalence entre la fascination et l’effroi qu’engendre l’altérité est subtilement équilibrée. Ces deux sentiments sont montrés sans aucun jugement, permettant aux spectateur·ice·s d’éprouver ce qu’iels souhaitent tout en percevant qu’un autre point de vue existe, et ce sans l’imposer.
Refuser la rigidité d’un monde anti-déviants
Parmi les nombreux points communs que l’on peut trouver à ces films, il y a le fait que les individus dits « différents » le sont à cause d’un facteur qui échappe totalement à leur volonté. D’un côté, la génétique impose sa pilosité à Rosalie. De l’autre, la série de mutation transforme les humain·e·s sans qu’aucune raison ne soit trouvée. Pourtant, même s’iels n’y peuvent rien, la société les marginalise. Stigmate après stigmate, elle conforte leur altérité. Dans ces deux œuvres les protagonistes vont tenter de lutter contre la rigidité de la société en prônant le vivre ensemble. Émile et Rosalie s’efforcent de montrer qu’en faisant preuve de sensibilité et qu’en s’ouvrant aux autres il est possible de percevoir un monde à leur côté.
Quand la société érige des murs et regroupe les marginaux entre eux (littéralement dans le Règne animal) cet isolement attise la curiosité et mène bien souvent au désastre. Dans les deux films, on peut voir que le traitement des « autres » est délicat. Il est surtout entouré de stéréotypes qui empêchent une intégration totale. Mais c’est justement dans les interstices de ces murs érigés entre les individus, de ces on-dits séparateurs, que naissent de magnifiques scènes d’intimité et de sensibilité entre les personnages. On ne parlera jamais assez des frissons que nous a procuré la scène dans la voiture lorsque Émile et son père crient à gorge déployée le nom de sa mère.
Embrasser la déviance : Un Eldorado ?
Dumbo l’a déjà dit depuis 1941 il faut embrasser sa différence pour en faire une force… plus facile à dire qu’à faire au sein d’une société rigide et normée, s’intégrer et faire bouger les lignes se paient parfois au prix d’efforts surhumains. Pourtant, cette intention est certainement ce qui nous reste en tête après le visionnage de ces deux films.
Cependant, arriver jusqu’à l’acceptation n’est pas évident, c’est un chemin pavé d’embûches. Sur ce point, deux scènes de marche peuvent être mises en parallèle. Nos deux protagonistes marchent en terrain hostile, alors que la menace est omniprésente. Rosalie est seule, méprisée mais avance la tête haute dans ce petit village. Emile est lui aussi seul, il s’est perdu dans la forêt et ses convictions sont ébranlées, mais il avance un pas après l’autre. Le chemin vers l’acceptation est menaçant car totalement incertain. Si autant Emile que Rosalie sont seuls dans leur cheminement interne, leur acceptation se fait avec le soutien de leur binôme. Abel et François sont grandement présents dans le vécu des deux personnages, leurs moments de communion sont nombreux et significatifs dans leur avancement. L’acceptation est faite d’abord en la confrontant à ces deux repères. La façon dont les deux hommes réagissent conditionne le chemin que prennent nos protagonistes.
Toutefois, les scènes finales de ces deux films me donnent ce sentiment doux-amer, d’une acceptation de soi, synonyme de paix intérieure mais également porteuse d’une forme d’isolement. Si l’intégration des « déviants » dans la société n’a pas abouti grâce au vécu d’Émile ou de Rosalie, pour eux deux, la paix passe par l’acceptation de leur marginalité. Enfin, ces œuvres nous dévoilent que cette acceptation mène malheureusement parfois à des choix dramatiques.
Ces deux grands films nous ont immergé dans le thème de l’altérité mais une multitude d’autres angles d’accroche seraient utilisables. Leur visionnage successif semble impossible du fait de leurs calendriers de diffusion éloignés mais qui sait, peut être que Le Règne animal sera remis en salle en janvier 2024… Sinon les services de vidéo à la demande peuvent toujours être une solution.
Bref, ce sont deux films à voir absolument !!
Par Pierre Prudhomme