En adaptant les mémoires de Natalia Naumenko, Kirill Serebrennikov, déjà remarqué à Cannes en 2016 pour Le Disciple, revient avec Leto (qui signifie « L’été » en français), biopic musical situé à la veille de la Perestroïka et consacré à deux figures fondatrices du rock russe : Mike Naumenko et Viktor Tsoy, leader du groupe légendaire Kino. Le film est à voir ce mois-ci en salle.
Les dangers du biopic
Au dernier festival de Cannes, Leto a dû son succès à l’éloquente absence de son auteur, assigné à résidence par le Kremlin. Sa chaise, symboliquement vide dans le Palais des Festivals, valait tous les discours du monde, mais pour des raisons bien différentes de celles imaginées par le distributeur : primait, sur le contenu du film, le contraste que cette mise en scène pompeuse opérait avec celle du cinéaste, non moins roublarde mais plus vivace. Ironie ou acte compensatoire, le film en ressort, aujourd’hui encore, plus habité – en quoi il est conforme à son passionnant sujet. Ni son genre ni son dispositif ne le laissaient pourtant supposer. C’est que, comme dans tout biopic, Leto place ses personnages au centre d’une dialectique entre destins individuels et grande Histoire que seul saura surmonter le héros armé de son talent exceptionnel. Au mausolée des idoles, une voix, un riff ou une rime seront moins les attributs du Génie que les reviviscences d’un temps enfoui dans nos mémoires. Ainsi des chansons de Viktor Tsoi ; ce sont bien les hymnes de la glasnost.
Mais ces pétitions de principe ne fondent pas la rigueur d’un projet de mise en scène ; ingratitude même du genre qui nous explique l’insatisfaction chronique des spectateurs, mieux que tout procès d’intention. C’est que le succès demande beaucoup : l’idolâtrie a ceci de bon qu’elle dessille le regard des fidèles jusqu’à la maniaquerie et rend sensible à la mécanique de l’illusion. D’où une partition simple dans les pratiques biographiques : la tendance dominante et hollywoodienne à l’illusionnisme et celle, hétérodoxe et indépendante, de l’évocation. Chacune a ses échecs et ses trophées. Et si la loi du marché et l’inertie des pratiques culturelles expliquent la permanence de ce partage sommaire, reste que ces perspectives se rejoignent dans des projets de mise en scène somme toute semblables, souvent réduits à un même transfert de prédicat : l’intensité d’une interprétation ou d’une mise en scène rendra au centuple l’imbrication du génie avec son époque.
C’est à la deuxième alternative qu’échappe de justesse Serebrennikov. Son indéniable virtuosité semble à première vue jouer en faveur d’une pratique du biopic plus « disruptive » qu’iconoclaste. On pourrait ainsi réduire le geste d’auteur à ces mouvements de caméra sinueux et juste assez longs pour prétendre à la visibilité. On s’arrêterait aux grandes scènes fabulatrices qui voient l’idéal (un rien publicitaire mais tout à fait charmant) de nos rockeurs transformer Leningrad en fanzine géant. On constaterait surtout les assauts répétés contre la forteresse illusion (regards-caméras, clips insérés ici ou là, écriture sur l’écran), que surligne le leitmotiv « Ça n’a jamais eu lieu » d’un mystérieux DJ radio dans lequel, à coup sûr, l’auteur se mire (la crânerie qu’ils ont en partage rend aisée l’association).
Tristesse d’été
Ces critiques, certes légitimes, n’éludent en rien la singulière mélancolie qui imprègne les premières scènes estivales et la fin du film. On gagnerait davantage à suspendre tout rejet spontané du formalisme, car l’émotion en demi-teinte qui envahit l’image ne vise pas tant à racheter ces effets de manche ni à en dévoiler le revers qu’à mettre en évidence leur validité. Une scène fugace le dit mieux que tout autre : un « jeune punk » s’éveille entre les murs miteux de l’appartement qui avait hébergé, quelques heures plus tôt, un unplugged de Kino. Un projecteur trône, la bobine roule encore et sur le mur, derrière un long banc de sable, les vagues vont et viennent. L’Eden balnéaire des premières séquences et le Leningrad de métal et de béton se rencontrent, séparés uniquement par une ligne intangible de lumière. Le punk, lui, regarde, saute sur le mur et passe du côté du rêve. Les couleurs d’un éternel été resplendissent alors tandis qu’il nous jette une œillade comme on lance une invitation, ses lèvres dessinent un sourire reposé, le silence de la mer est un silence de mort.
C’est cette tragique ironie que nous raconte le film : chez les Soviets, la liberté dure le temps d’un été, ou se fait repos éternel. Pour preuves, les derniers instants du film qui montrent que Viktor Stoy et Mike Naumenko, disparus en 1990 et 1991, sont morts avec l’U.R.S.S. qui les avait tant contraints. C’est toute une morale désenchantée qu’on voit poindre sans pompe : à défaut d’un éternel été, il faudra au moins en garder l’insouciance et l’énergie ou bien chanter sa disparition. La dernière chanson du film s’intitule « Кончится лето », soit : « A la fin de l’été » …
Cette mélancolie-là n’a rien d’éthéré. Serebrennikov ne contrebalance rien. Il souligne d’où il parle : d’une Russie qui n’aura pas tenue les promesses de liberté que son peuple a désiré le temps de quelques chansons. La sagesse des Nations pourra bien reprendre ses droits et nous asséner que « la véritable audace, c’était de faire du rock dans l’URSS des années 70, pas d’en faire un film dans la Russie des années 2010 », quitte à laisser à la censure de Poutine la charge d’estampiller d’un label « libertaire » ce film de « faux rebelle ». Rappelons que Serebrennikov, ouvertement homosexuel, est assigné à résidence pour une frauduleuse affaire de fisc qui a pris depuis plusieurs mois l’allure d’une cabale politique. Accusé d’avoir détourné entre 68 et 200 millions de roubles lorsqu’il était directeur du Centre Gogol, il a reçu le soutien de nombreux professionnels du théâtre et du cinéma. Son procès s’est ouvert le 7 novembre dernier.
Dans la Russie d’aujourd’hui, la rébellion coûte cher et l’insincérité y est un luxe inutile.
Thomas GRIGNON