Un film réalisé par Emanuele Crialese
Le récit d’une « émigration de l’âme »
Pour contextualiser l’œuvre, L’immensità est un film franco-italien, apparu dans la sélection officielle de la Mostra de Venise 2022 et sorti en France le mercredi 11 janvier 2023. Il s’agit d’un film à valeur autobiographique, du réalisateur Emanuele Crialese. Il y reconstitue un moment charnière de son enfance, à travers le personnage d’Adriana âgé de 12 ans. Lors d’une interview à la Mostra, Crialese expose sa démarche : il a voulu trouver quelque chose d’universel dans son expérience, pour donner du sens à ce film très personnel. Il le définit comme le récit de « l’émigration d’une âme ».
L’intemporalité comme décor
L’esthétique de l’œuvre plonge le spectateur dans la Rome des années 70. On y retrouve de nombreuses problématiques contemporaines – aussi éternelles que la cité en toile de fond – qui s’entrecroisent au sein d’une famille hispano-italienne. La superposition des enjeux peut donner une impression de flou et d’un manque de suivi. Cependant, le titre même du film donne une cohérence à ces dispersions.
Emanuele Crialese s’inspire de son enfance pour tenter de capturer l’immensité, l’insaisissable. Certaines prises de vues sont particulièrement marquantes en ce sens. La recherche de l’infiniment grand passe autant par une prise aérienne qui perd notre personnage sous les bambous, que de très gros plans sur le visage caractéristique de Penélope Cruz. L’actrice espagnole rayonne. Elle transmet avec fluidité les forces et fragilités de son personnage en mêlant ponctuellement sa langue maternelle à l’italien.
Un mirage de légèreté
La seconde séquence du film est saisissante. Elle offre un tableau familial idyllique : une mère proche de ses enfants, avec qui même mettre la table est un événement. Le dynamisme fiévreux de la mère de famille s’incarne dans des jeux de lumière et une musicalité qui appellent à la liberté. On adore Clara, mais on ne prendrait sa place pour rien au monde. Son seul défaut semble d’être trop en avance sur son temps, bien qu’on apprécie aussi qu’Adriana lui reproche d’être trop belle.
L’ensemble des personnages se fond sans difficulté parmi les décors et costumes aux couleurs de l’Italie. On note effectivement une forte cohérence visuelle, marquée par des teintes récurrentes d’orange saumon et de vert amande : des tapisseries aux pyjamas, en passant par le paysage romain. La délicatesse des choix colorimétriques contraste avec la brutalité des émotions qui traversent l’écran.
Chaque membre semble avoir sa forme propre de folie pour échapper aux tourments de l’immensité. Difficile, donc, d’approfondir une problématique plus qu’une autre en 1h34. Néanmoins, la répartition familiale des sujets permet qu’ils s’imbriquent naturellement les uns dans les autres. Ils ne sont pas approfondis, mais pas pour autant pris à la légère. Les non-dits dans la famille donnent un certain sens aux non-dits de la narration.
Le labyrinthe de l’impuissance
Aucune famille n’est parfaite, dit-on. Celle-ci est parfaitement dysfonctionnelle. La relation entre la mère et sa fille aînée est un sujet central du film. Elles sont à la fois complices et distantes. Adriana et Clara sont deux outsiders, sans moyen pour se dissocier concrètement des attentes de leur entourage. Elles sont conscientes de toutes les tensions, autant individuelles que familiales, mais ne parlent de rien. À défaut de pouvoir s’extirper du labyrinthe de la « normalité », chacune constate silencieusement l’aliénation de l’autre.
Dans un moment de désespoir, Adriana rappelle expressément à sa mère que c’est à l’adulte d’affronter la situation familiale. Le dysfonctionnement est bel et bien évoqué, mais rien de concret n’est abordé. En effet, si la fuite est la manière d’agir la plus radicale, la famille semble se nicher passivement dans l’instabilité. Cette dernière est remarquablement exacerbée dans les différentes scènes autour – et en-dessous – de la table.
Clara fait semblant de ne pas voir certaines réalités vécues par ses enfants, tandis qu’eux sont exposés à tous les dysfonctionnements de leur famille. Elle n’a pas les ressources nécessaires pour leur venir en aide, alors qu’ils sont sa seule échappatoire. La progression de sa dépression souligne son sentiment d’impuissance. Le spectateur se sent comme un quatrième enfant, qui observe et voudrait pouvoir faire quelque chose. On se retrouve tiraillé à la limite entre violence et douceur, souvent à deux doigts de rire ou pleurer (pour ceux qui, comme Clara, vont au cinéma pour s’épancher).
L’ambiguë croisement d’extrêmes
La violence corporelle est présente sous de nombreuses formes dans le film. La plus évidente émane d’une caricaturale toxicité masculine, qui correspond à l’idée première qu’on s’en fait dans ce cadre spatio-temporel. En effet, la figure paternelle n’a rien d’aimable. Son prénom, Felice – qui signifie « heureux » – nous fait esquisser un sourire sarcastique. Face à cette figure paternelle bancale, le fils cadet semble sentir un besoin profond et irrationnel de marquer son territoire. Pour incarner cette nécessité d’imposition dans l’espace, le réalisateur a choisi deux troubles du comportement particulièrement symboliques. Il est intéressant d’observer que chacun de ces comportements prennent une dimension différente : l’un d’intériorisation du mal-être, et l’autre d’extériorisation. Cela donne une ampleur particulière au personnage dont la santé mentale ne semble pas beaucoup préoccuper son entourage. Si le moyen d’extériorisation n’est pas un appel au secours suffisant, il n’est pas étonnant qu’il développe une forme d’intériorisation.
Le cas d’Adriana est une forme de violence très différente. On peut d’ailleurs noter l’écart de traitement avec son petit frère. Sa transidentité est tantôt rejetée, tantôt niée, toutefois elle ne passe pas inaperçue. Les troubles du garçon sont banalisés, tandis que l’identité de la fille inquiète. Adriana est confrontée à des questionnements sur son corps qui s’amplifient. Elle cherche tour à tour des réponses dans la religion et dans la science, ou au minimum l’approbation assumée de sa mère. On retient sans difficulté la question classique mais bien placée à son prof de SVT : « È più importante quello che abbiamo dentro o quello che abbiamo fuori ? » (que l’on traduirait par « ce qui compte, c’est ce qu’on a à l’intérieur ou à l’extérieur ? »).
Le film oscille entre violence et douceur. D’une part, la violence de l’ignorance, de l’impuissance, de la haine et la peur de l’avenir. De l’autre, la douceur de personnages qui veillent et s’inquiètent silencieusement les uns pour les autres, chacun à leur échelle. Sans oublier la douceur extrême d’un appel à la liberté.
Par Naya LOQUÈS