Un film réalisé par Sam Levinson
C’est un couple. Sortis de la voiture, Marie retire ses talons et s’empresse vers les cabinets. Malcolm fait durer la soirée en enclenchant Down and out in NYC de James Brown sur un pas endiablé. Elle prépare des Mac and Cheese, il monologue en buvant.
Sam Levinson nomme son film Malcolm et Marie, et choisit le noir et blanc : la construction binaire de l’œuvre n’est plus une opinion mais un message. Comme le message que laisse très vite entendre Marie à son compagnon : le réalisateur n’a d’yeux que pour ses critiques, pendant que la critique est impatiente d’émettre son avis sur le travail du réalisateur.
Cette binarité est déroulée en 106 minutes, au cours d’une nuit tendue et ré-étendue par les éclats de voix du couple qui se défait avec fureur. C’est l’amour intense qui traîne dans leurs échanges qui laisse s’échapper les thèmes si importants de l’inspiration et la création, de la frontière entre récit et fiction, de l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée, des rôles de genre, mais aussi de la lecture profondément étasunienne de la société par la race.
Un thème est très important dans la première partie du film et intéresse inévitablement l’analyste de films : le rôle du critique.
« We fucking did it ! »
C’est pour évoquer la présence de ces acteurs-là du milieu cinématographique que Malcolm s’extasie pour la première fois. La réception de son dernier film a été très bonne, et c’est pour lui la promesse de devenir quelqu’un. Une des critiques dont il fait la rencontre l’en persuade : il serait « the next » Spiky Lee, Barry Jenkins ou John Singleton. Cette énumération de noms sonne dès lors comme l’un de ces procédés employés pour se donner bon genre, nommé à l’anglaise « namedropping ». Bien que Sam Levinson nous glisse là quelques références, on se demande s’il n’a pas justement pensé le destin de Malcolm bien différemment : il nomme sobrement son film « Malcolm et Marie », oubliant volontairement les noms de famille pourtant si bien cités quand il s’agit des êtres admirés.
Le plus intéressant sera d’éclairer le rôle paradoxal donné aux critiques. Alors que Malcolm les adule et fait de sa nuit le prolongement de l’attente de leurs retours sur son œuvre, il ne cesse de remettre en cause leur opinion. Le critique de film se tromperait systématiquement de problématique, politiserait injustement son film ou écrirait simplement pour montrer sa capacité d’écriture… Ne serait-il alors qu’un être pédant, de bonne situation et qu’il serait idéal de fréquenter pour pouvoir évoluer dans le milieu du cinéma ? La question semble se rattacher à l’éternelle idée que l’on a d’un milieu élitiste et bien fermé.
C’est là que le personnage de Marie et ses répliques bien tranchées pourront peut-être participer à l’ébauche d’une réponse. Marie prévient son compagnon à mesure qu’elle l’écoute se complaire : voudra-t-il à l’avenir se satisfaire de réaliser des films qui sonnent faux, qui abordent des personnages sans consistance ?
Parce qu’il semble clair que le film de Malcolm est écrit à partir de faits qui concernent la vie de Marie (comme un ancien film de Levinson sur sa compagne), ils ne finiront jamais de se disputer à propos de sa place dans l’inspiration du film de Malcolm, que ce dernier a du mal à admettre. Les limites que l’on imagine claires entre art et vie privée sont bouleversées, renversées et matérialisées par l’enfermement double du décor : le temps long de la nuit, et les murs de l’immense villa. Dans cette dernière ils se perdent, à deux dans ce grand vide, qui semble à lui seul demander : es-tu finalement si seul dans la fierté de la réalisation de ton œuvre ?
Mais nous sommes trois dans la scène, quand Malcolm crie lorsqu’il reçoit sa première critique écrite et que la caméra nous pose aux côtés de Marie sur la table (57’) : le couple et nous-même, en l’observateur critique. Comme si le point de vue intrusif sur les vérités brutales que le couple s’assène nous imposait de force le rôle du critique.
Et quand le critique y voit un « véritable chef-d’œuvre » (genuine masterwork) , il ne pose pas la question essentielle de l’inspiration qui est à l’origine de l’œuvre. C’est ici que Sam Levinson nous emmène, et c’est brutalement beau. Très fort.
Par Léane Ransay