D’une jeune génération tout d’abord, se reconnaissant enfin dans l’esthétique et les préoccupations d’un réalisateur de son temps.D’un nouveau cinéma ensuite, original, à part, Mommy réussissant l’exploit d’être récompensé à Cannes ex-aequo avec un Godard en s’ouvrant d’un même mouvement au grand public.D’une philosophie enfin, pointant du doigt un pessimisme ambiant mais n’en défendant pas moins l’optimisme profond d’un réalisateur qui, plutôt que d’accabler les foules, leur offre ici un souffle nouveau.
Fond et Format : l’étouffement par la limite
Le génie, c’est aussi ce format 1:1, petit carré réducteur dénonçant visuellement le sujet porté par le film.
Ce carré semble en effet symboliser le renfermement des personnages dans un quotidien et une société ne leur permettant pas de prétendre à un au-delà, les contraignant à rester dans un là limité et limitant, dans ce petit cadre réduit les poussant à se serrer les uns contre les autres pour ne pas sortir du champ et se retrouver profondément seuls. Mais plus encore, c’est par le regard du monde extérieur que Diane (alias Die), Steve et Kyla sont les plus enfermés, classés dans des catégories qu’ils ne choisissent aucunement, enfermés dans des problèmes qu’ils ne sont pas aptes à résoudre. Pour preuve, durant ces quelques instants de grâce où les personnages parviennent enfin à être heureux, à tout bonnement RESPIRER, le cadre s’élargit, leur donne un espace susceptible d’être utilisé comme bon leur semble – courir, chanter, manger, et surtout rire ! Car ici, le rire prend de la place. Or, paradoxalement, cet espace ne renforce finalement que d’autant plus leurs limites : par la soudaine apparition du grand écran, le cinéma se met en abîme en se réaffirmant en tant que cinéma, soulignant précisément l’artifice de l’écran au spectateur. Il s’agit là d’une parenthèse. Notre implication dans cette histoire et les minutes de répit que vivent Steve et son entourage ne sont qu’une vaste illusion passagère. Et lorsque le cadre 1:1 réduit à nouveau l’écran, l’enfermement des personnages s’impose alors violemment : comment accepter un recroquevillement dès lors que l’on a découvert toute l’étendue d’un espace ? Comment accepter la limite lorsqu’on a touché du doigt son prolongement ?
Le pouvoir de la musique : quand Céline Dion se fait symphonie
Contrairement à la coutume, les instants musicaux sont présents dans Mommy en tant que moments musicaux et non comme ajout à une narration. Au cours des chansons, les personnages chantent, dansent, entendent cette musique, littéralement ou symboliquement. Ils la font exister comme objet cinématographique à part entière et non comme simple outil. Cette musique est la leur, populaire, entraînante, capable de s’immiscer dans la tête du spectateur, le rendant propice à s’installer dans une posture empathique vis-à-vis de ces personnages qu’il commence à aimer (qui n’aura pas chantonné après sa séance de cinéma le “On ne change pas” de Céline Dion ? propulsée soudainement d’une ringardise discutable au top 1 de nos hits personnels). Mais, là encore, la musique s’articule bien souvent comme une parenthèse, un instant de calme avant la tempête : Steve tournant avec son caddie sur les notes de « Color Blind » subira quelques minutes après une dispute brutale avec sa mère, le karaoké de « Vivo per lei » provoquera une bagarre dans le bar, et le « Born to die », à la fin du film, ne révélera pas son issue, contenant ainsi sa violence dans son absence de dévoilement.
Langage : la poétique du tabernacle
Si musique et cadrage sont deux éléments clés de Mommy, le langage n’en est pas moins important, évoluant dans une tension perpétuellement palpable entre violence et poésie.
Tout d’abord ce titre, Mommy, si tendre et si mélodieux, international et relevant pourtant du patois québécois, liant dans un même mouvement le cas particulier à l’universel. Le réalisateur souligne doublement l’importance de ce titre au travers des mots de Steve et de ce collier si symbolique que le personnage offrira bien vite à sa mère dans le film. Car ce mot est une tendresse comme il est une prison. En entourant de ce collier le cou de sa mère, Steve lui témoigne son amour mais l’étouffe également de son geste. Ce Mommy est tout à la fois un souffle et un étranglement. Steve enferme sa mère de cet amour trop grand – allant jusqu’aux limites d’une fascination incestueuse. Steve aime certes, mais il aime démesurément et s’enferme alors lui-même dans un manque d’affection perpétuel le rongeant à toute allure; un besoin de tendresse soumis à la fatalité d’un assouvissement impossible.
Dès l’introduction de son long-métrage, Dolan annonce l’importance du langage : avant de voir une quelconque image, ce sont des mots que l’on lit. Ces mots, surprenants et dont on ne saisit pas bien le sens, agissent pourtant à la manière de l’épée de Damoclès au-dessus de la narration, menaçant de s’abattre à chaque seconde. On se doute de l’existence d’une fatalité planant au dessus des personnages sans savoir quand elle agira, créant de fait un fond d’angoisse presque nié mais pourtant omniprésent.
Mais la force du langage est d’abord contenue dans les mots, ces mots dits, soufflés, chantés, bégayés et, la plupart du temps, hurlés. L’ensemble des relations des personnages s’entretiennent à travers ces mots : les rapports paradoxaux de la mère à l’enfant et de l’enfant à la mère, chavirant d’une vitesse éclair du mot d’amour profond à l’insulte assassine; mots enveloppants et moqueurs, de la voisine à Steve, créant une relation de maître à élève et de protectrice improvisée à fils de substitution. Mots aussi d’humours, soutenus par l’argot d’un registre dit pauvre mais pourtant si riche, réussissant l’exploit de nous faire rire malgré tout et contre tout. Un langage fusant à deux cent à l’heure, stoppé cependant par les crises d’aphasie de Kyla, aux antipodes de cette famille de fous (d’amour). Cette voisine, frustrante par son bégaiement et pourtant si charmante, apporte un équilibre indispensable à ce duo si intense – et poussée, grâce à eux, à revenir progressivement à la vie.
La fin, puis le début
A la fin du film, Steve s’élance dans un couloir, en direction d’un blanc qu’on suppose être une vitre. Fuite ? Suicide ? Un savant mélange de liberté et d’enchaînement, probablement. Car ici, Steve gagne une nouvelle fois contre le reste du monde. Il n’en fait qu’à sa tête – bien que tous soient persuadés qu’il ait déjà perdu cette dernière. Il parvient à s’adapter aux codes de l’hôpital (être aimable au téléphone, feindre la prise de médicaments) pour mieux les retourner contre l’institution. Steve sourit, comblé par son ultime stratagème, semblant éperdument heureux en ces instants pourtant si sombres. La fin était prédite dès le début, alors autant en rire. Qu’on ne s’y trompe pas, cette fin est optimiste, cette conclusion est une ouverture. Car ce que Dolan signe ici, c’est la victoire de la jeunesse, l’envie d’y croire coûte que coûte, la beauté profonde de la rage de vivre – quitte à en mourir.
Les paroles de Lana Del Rey accompagnent le mouvement de Steve jusqu’au milieu du générique par une chanson savamment choisie : Born to die (littéralement « Né pour mourir », mais que l’on peut aussi traduire par « Né pour Die », surnom que donne Steve à sa mère dès le début du film). Double sens superbe apparentant la mort à la mère. Passerions-nous alors d’un J’ai tué ma mère à Ma mère m’a tué ? Justement non. Steve était-il né pour mourir ou né pour celle qui l’avait mise au monde ? D’un côté la fin, de l’autre le commencement. La mort contre la vie. Et qui gagne ?
La vie, sûrement, bien évidemment. Steve, piégé dans sa propre fatalité, par ce trop plein de vie que tous lui reprochent depuis le début(“accablé d’une surabondance de vie”[1] comme l’écrivait autrefois Chateaubriand), la retourne à son avantage, se jouant des mots jusqu’au bout et retournant leur sens. Car Steve, dans sa course, semble nous souffler quelques mots…
J’étais né par et pour Die. Fatalement, je meurs par et pour elle, et par ma mort, je lui permets de rester en vie. Par ma mort, je fuis cet avenir morose qu’on me promet, cet emprisonnement que je ne souhaite pas. Par ma mort, je reste en vie.
Pour moi.
Pour Mommy.
Chloé Letourneur
[1] Chateaubriand, « Les mémoires d’Outre-tombe »