Much Loved fait partie de ces films récents qui dépeignent une communauté de femmes (à l’image de Bande de Filles ou de Mustang) victimes du patriarcat, qui ne peuvent compter que sur elles-mêmes pour apporter de la légèreté à leur quotidien – et ici, cela passe souvent par des paradis artificiels (kif, cocaïne, alcool). Ces films ont en commun de montrer des femmes que la solidarité permet de sauver, contre leur famille ou la société toute entière. Elles sont amenées à tester les limites de leurs propres ressources, tant imaginatives que corporelles.
Ces prostituées sont des personnages de la vraie vie : des filles qui ont contacté le réalisateur – habitué aux films humanistes – pour qu’il parle d’elles, fassent entendre leur voix, et leurs anecdotes, tantôt drôles, tantôt tragiques. En bon récolteur d’histoires, Nabil Ayouch a rencontré entre deux cent et trois cent prostituées, qui donnent vie à quatre personnages : Noha, Randa, Soukaina et Hlima. On les voit évoluer dans 3 mondes – reconnaissables par la quantité de maquillage portée par les actrices, transformées d’une scène à l’autre à la manière dont on enfile un masque : beaucoup de fard pour les clients, un peu pour l’amour, pas du tout pour les nuits passées ensemble, entre filles, lovées dans leurs pulls roses enfantins. De la même manière que Noha porte le hijab lorsqu’elle se rend chez sa mère, et des robes courtes à paillettes lorsqu’elle tient compagnie à de riches saoudiens. Toute une panoplie de faces sociales à entretenir et jouer, comme au théâtre – ou au cinéma.
Noha, Randa, Soukaina et Hlima ne sont pas parfaites, et leur portrait est en demi-teinte : à l’opinion très tranchée, parfois violentes ou homophobes, indifférentes à l’égard de leur enfant ou de leur partenaire, elles ne sont pas sous l’emprise d’un mac, s’amusent, aiment l’argent, possèdent une marge de manœuvre dans le choix de leurs clients. Cette relative liberté a un prix : on les voit aussi se faire battre, ou devoir céder au chantage sexuel d’une police corrompue. Les hommes, eux, peuvent être violents et poètes à la fois, violeurs mais prêts à les aider à ne pas avoir de problèmes avec la loi – et ce sont ces petites nuances qui dérangent le plus dans ce film.
Puisque le réalisateur a fait le choix de la description et non du jugement, ce film a le goût d’un constat amer. Alors que deux films français iconiques traitant de la prostitution (Belle de Jour et Jeune et Jolie) insistent sur le mécanisme qui pousse certaines femmes à se prostituer, Much Loved commence dans la prostitution et y fini.
Face à la gravité – tant politique que morale – du sujet traité, le premier exploit du film est sa drôlerie (chaque dialogue est une petite perle, un mélange de jargon arabe et de français approximatif). Les personnages ont un sens de la répartie qui révèle un esprit certain, elles sont cruelles entre elles, critiquant leur origine sociale, leur orientation sexuelle, leur âge. Comme l’émergence d’une conscience de classe. Au delà du rire, la fonction de ce langage souvent grossier est avant tout sociologique.
La deuxième preuve du génie du réalisateur réside dans sa capacité à faire du sexe – comme objet religieux, politique et financier – le sujet central de son film tout en évitant de filmer la moindre parcelle de chair. Pudeur – ou peur de la censure, oblige. Il en résulte que le propos est bien plus choquant que les images montrées. Pourtant, dans les discours des hommes qui les paient, ces femmes sont invitées à montrer (la chair) et ne pas trop parler – surtout pas de politique.
Dernier aspect marquant, le film réussi à nous donner l’image de femmes libres : sans maris, un chauffeur qui leur obéit, des vacances qu’elles programment quand besoin est. Pourtant, elles ne cessent de se rappeler entre elles qu’elles sont des prostituées, comme pour se réduire à ce métier qui envahit malgré elles leurs vies privées. On n’a jamais autant entendu le mot ‘pute’ que dans la bouche d’une prostituée. Tout y passe : vieille pute périmée, grosse pute, pute de campagne.
Pourtant, en deçà de ces insultes apparaît un profond sens de la communauté. Elles se disputent pour des broutilles, mais vont toutes ensemble à l’hôpital si l’une se fait battre, et ne laissent pas d’autres prostituées à la rue, quitte à se serrer un peu plus dans le petit appartement qu’elles partagent. Ce que le réalisateur nous propose, c’est l’immersion dans un microcosme, une sororité en marge de la société. Comme une manière de choisir sa famille : Noha, matrone qui ne s’occupe pas de son fils biologique, s’occupe de ses filles, qu’elle amène aux soirées fréquentées par des hommes riches.
Dans un milieu où la survie n’est pas garantie (il y a le problème de l’âge, de la concurrence, et de la violence), les filles n’ont pas d’autre choix que d’avoir des projets à court terme : payer les soins à l’hôpital, le loyer, la nourriture. Les rêves en grand, ce sera pour plus tard. Cette vision à court terme influence aussi leurs relations personnelles : le sacrifice le plus grand qu’elles aient à faire, c’est le refus d’une relation sérieuse (elles n’ont pas le temps, ou, par cynisme, ne l’envisagent pas). Ces filles « beaucoup aimées » se refusent le droit d’aimer en retour. Comme le dit le réalisateur, « Much Loved, c’est à la fois être trop et mal aimé. Il y a aussi la notion d’usure – on utilise cette expression pour parler d’un doudou qu’on a chéri, et qui à force d’avoir été serré et machouillé a été abîmé… »
Et la frontière entre travail et plaisir semble dure à définir : lorsqu’elles sont en vacances, l’homme ne paie pas. Ni lorsque Randa rencontre une femme qui lui plaît et veut avoir sa première expérience homosexuelle. La différence entre client et partenaire ne va pas de soi, et l’échange devient problématique lorsqu’il n’est plus distancié par le médium argent.
La favorite de l’émir, Benjamin-Constant, 1879.
Le réalisateur nous propose une rupture avec un harem fantasmé, lieu et pratique phare d’un Orient dépeint comme exotique, tel qu’on pouvait le trouver dans les œuvres orientalistes du 19ème siècle. Aux odalisques avachies sur des canapés colorés de la ville blanche de Tanger, peintes par Benjamin Constant, répondent les longues scènes filmées par Nabil Ayouch, où au travers de la fenêtre d’une voiture, Marrakech est misérable, pleine de mendiants et d’ordures qui envahissent les rues.
L’homme européen, qui recherchait la compagnie des femmes arabes est aujourd’hui décrit comme « radin », il est délaissé pour le riche saoudien, celui qui possède le pétrole. L’art orientaliste visait à montrer le pays comme un lieu de culture, d’un vice esthétisé. C’est un rêve de ce pays, qui pour ces filles est plutôt perçu comme un cauchemar : dans Much Loved le rêve se situe ailleurs (en Espagne, par exemple, pour Randa). Quand les 4 filles jouent les madames, elles parlent en français, ou en anglais. Elles rêvent à leur mesure : leur métier idéal est pute de luxe, ou coiffeuse ; ce ne sont pas des rêves de liberté, de sécurité ou d’égalité, mais d’obtention de robes plus classes, de clients plus riches.
Le film – et davantage encore, les polémiques qui l’ont suivi – révèlent à la face du monde de quoi le Maroc a peur : ouvrir les yeux sur une réalité sociale d’un pays, davantage ridicule pour l’hypocrisie de ses gouvernants et sa censure excessive que pour ses pratiques qui vont à l’encontre de ses principes religieux (et on voit, ironiquement, combien le vice est réservé aux plus grands musulmans, à l’image d’un garçon de huit ans, payé une misère pour satisfaire leurs désirs homosexuels). Les autorités marocaines semblent craindre l’éclatement de la vérité autant que les Grecs, quelques siècles plus tôt, la désiraient. L’époque où l’on était puni pour dire la vérité – un lointain âge monarchique de l’Occident – n’a pas disparu (censure, menaces de mort), symptôme d’un Etat qui s’aveugle en refusant de voir (littéralement, les autorités n’ont pas daigné regarder le film). Pour autant, Much Loved ne parle pas tant du Maroc que de la prostitution dans ce qu’elle a de plus universel : n’y-a-t-il pas, en France ou ailleurs, ce même regard hypocrite lancé aux prostituées, un mélange de désir et de mépris, et cette obsession de les chasser de la mémoire collective comme de l’espace public ?
CMD