Retour sur la première projection de la rentrée CINEPSIS 2014
Avec No, troisième et dernier volet de son analyse cinématographique du régime Pinochet, Pablo Larrain revient sur la réappropriation de la démocratie par le peuple Chilien en 1988. Quinze ans après le coup d’état du général Pinochet contre Salvador Allende, le dictateur se voit contraint, sous la pression internationale, d’organiser un référendum au sujet de son maintient à la tête du Chili. Premier vote démocratique depuis 1973 dans lequel le dictateur voyait une simple formalité, l’invasion de la publicité dans la vie politique va donner à ce référendum un tournant inattendu.
Fait exceptionnel sous la dictature, les partis de l’opposition peuvent s’exprimer librement à la télévision pendant la campagne. Entre fiction et documentaire, le film suit le parcours d’un jeune publicitaire René Saavedra (Gael García Bernal) qui accepte d’orchestrer la campagne politique du « non ». Avec ses talents de publicitaire néolibérale, ce dernier mise sur une communication positive axé sur la joie et l’assurance d’un avenir meilleur pour le Chili avec ce slogan : Alegria Viene. Il a compris comment utiliser le système capitaliste qui gagne peu à peu le pays pour ringardiser le régime de Pinochet. Pourtant si le « non » l’emporte en faisant tomber le dictateur, la victoire nous laisse un gout amer.
Technique et pouvoir de l’image, la question de la crédibilité cinématographique
Pour se rapprocher au plus près de la réalité historique, Pedro Larrain opte pour un format d’image très particulier. Il a choisi d’utiliser des caméras à tube Ikegami qui était les caméras utilisées par la télévision chilienne dans les années 1980. Si la caméra à l’épaule, la dégradation de l’image et la saturation des couleurs peuvent déranger au premier coup d’œil, ce choix s’inscrit dans une perspective documentaire qui permet l’intégration d’images d’archives, très nombreuses, qui brouillent les frontières entre la fiction et la réalité. Mais cette mise en abyme du documentaire a parfois tendance à construire une nouvelle réalité ou le reportage fictionnel semble prendre le pas sur la véracité historique. C’est donc, avant tout, un film sur l’image, dans le sens explicite du format choisi, qui pose la question de la reproductibilité et du réalisme total. Récupérant ainsi le mythe du réalisme intégral prôné par André Bazin, en juxtaposant images authentiques et fictionnelles, le réalisateur chilien se livre ici à une expérience réflexive sur la crédibilité du cinéma. Le résultat – très réussi – est empreint d’une réalité fugace rarement observée. Cette tentative d’atteindre par la caméra un part de notre expérience quotidienne évoque symboliquement l’utopie de la carte grandeur nature décrite par Jorge Luis Borges dans la nouvelle De la rigueur de la science.
« En cet empire, l´Art de la Cartographie fut poussé à une telle Perfection que la Carte d’une seule Province occupait toute une ville et la Carte de l’Empire toute une Province. Avec le temps, ces Cartes Démesurées cessèrent de donner satisfaction et les Collèges de Cartographes levèrent une Carte de l´Empire, qui avait le Format de l´Empire et qui coïncidait avec lui, point par point ».
Publicité et communication politique, une victoire ambigüe
Le film s’ouvre sur le lancement de la nouvelle campagne de publicité pour Free (l’équivalent de coca-cola) conçue par René. Si Larrain utilise d’abord la publicité pour décrire l’ouverture du Chili à la société de consommation, la publicité est avant tout conçue comme un enjeu politique. Puisque, du point de vue du réalisateur, c’est bel et bien grâce à la publicité que le « non » l’a emporté. Pour la première fois depuis des années, les partis de l’opposition peuvent s’exprimer librement à la télévision. C’est véritablement un moment historique pour le Chili. Celui de l’irruption triomphante de la politique dans la vie des citoyens. Ce référendum permet la fondation et la réaffirmation d’une conscience collective Chilienne. Aussi quand René décide de se servir de ces quinze minutes d’antenne accordée par le gouvernement pour diffuser des spots publicitaire à grands coups d’arc en ciel, de danses et de chants qui respirent la joie surprenant l’ensemble de la classe politique aussi bien les résistants que les partisans. Les tensions s’installent au sein même du parti de l’opposition qui préférerai profiter de cette liberté d’expression pour dénoncer les horreurs de la dictature, les meurtres, les tortures, les enlèvements… Beaucoup n’acceptent pas ces spots de campagnes aux allures de publicité coca-cola qui leur semblent impropres et irrespectueuses envers les victimes du gouvernement Pinochet. Mais bien sûr, ces sujets ne sont pas vendeurs, c’est donc à l’encontre d’une certaine morale que René réalise ces vidéos en faisant de la politique un produit de consommation comme un autre. Loin de consacrer la victoire de la démocratie et du peuple Chilien, le film pose un regard acerbe sur la manière dont le marketing a permis de mettre fin à quinze années de dictature. Ainsi Pablo Larrain explique :
«Mon film dit que la publicité est quelque chose d’incroyablement dangereux. Elle a aidé à changer le destin de notre pays: mais nous avons aussi été les outils du capitalisme et le Chili est devenu un centre commercial géant. La pub est comme une arme, vous pouvez vous en servir pour combattre, ou vous blesser avec.»
Le personnage de René Saavedra, un publicitaire convaincu et désabusé
Avant chacune de ses présentations publicitaires, René prononce les même discours : « les images que vous allez voir ». Ce discours, telle une ritournelle, réapparait tout au long du film comme pour signifier l’attitude du personnage principal. René est un personnage ambivalent jusque dans sa vie personnelle. Tout semble souligner sa passivité que ce soit dans ses relations conflictuelles avec son ex-femme ou dans son rapport à la politique. Il donne le sentiment d’assister, comme un spectateur de publicité, aux changements qui bouleversent son pays, sans en être véritablement parti prenant. Il n’accepte pas de mener la campagne du « non » pour des convictions politiques mais comme un simple travail publicitaire. D’autant qu’il se complaît plutôt dans cette dictature qui lui permet de s’enrichir. Sa réaction à la fin du film, alors que le « No » l’emporte, exprime toute l’ironie de cet événement. Puisque cette victoire ouvre la porte au capitalisme triomphant et à l’ère de l’individualisme. Mais René ne semble pas s’en soucier, pour lui c’est simplement la fin d’une campagne publicitaire comme une autre, alors même qu’elle a contribué à changer la vie de tout un peuple. A la fin du film, on retrouve René et son patron, qui observent les mêmes rituels qu’avant le référendum comme si la chute de Pinochet n’avait rien changé de leur quotidien. La publicité a belle et bien pris le dessus sur la politique et, à lui seul, René exprime métaphoriquement toute les contradictions d’une génération en perpétuelle quête de sens.
Analyse et réflexion menées par Chloé Letourneur, Lucie Detrain et complétées par M. Adrian Alvarez.
Compte rendu rédigé par Raphaël Londinsky.