Lorsqu’on apprend qu’un nouveau Lars Von Trier va sortir, on s’attend à du lourd. A être horrifié, béat d’admiration et littéralement dévasté. Telle est la bande annonce de Nymphomaniac, qui conte la parcours érotique d’une femme, Joe, dans un récit rétrospectif formé de deux volumes. Endormie blessée dans la rue, elle se fait réveiller par un homme mûr, Seligman, qui l’accueille chez lui. Elle lui raconte alors son histoire. Et tel est le problème qu’on rencontre lorsqu’on va voir ce film : le poids du génie des œuvres passées. Mais si on en ressort malgré nous indemnes, on ne peut que s’incliner devant le maillage brillant de ce premier volet.
Ce récit d’expérience, qui se veut témoignage d’une addiction, annonce la couleur dès les premières secondes du film par un long moment noir dont l’absence d’image nous contraint à nous intéresser aux sons avant tout. Le spectateur a alors tout le loisir de s’interroger sur la nature du bruit : pluie, urinoir ou métal sur lequel on frappe ont en commun une atmosphère de délabrement qui émerge. L’idée d’une devinette est d’emblée introduite, et persistera tout au long du film par l’apparition récurrente et visible en gros caractères d’opérations mathématiques dont la logique nous échappe encore mais qui permet de coudre peu à peu les fils du parcours de Joe, et de le relier à celui de l’homme qui l’accueille chez lui, comme deux poissons noyés dans un océan trop grand qui se retrouvent par une succession de coïncidences frappantes. Finalement, tout fait sens. L’omniprésence des nombres montre une volonté profonde d’une rationalisation de la situation, qui se révèle être un échec partiel car ces nombres mêmes sont teintés de mysticisme et de symbolisme (on peut penser au nombre 14 qui obsède Bach). Même la trivialité des poissons – que Seligman, en réel éthologue, se plaît à analyser- mène finalement à une théorie analogique brillante : ainsi, la mouche qu’on utilise pour la pêche à la ligne porte le joli nom de…nymphe. Métaphore filée entre le milieu marin et la séduction qu’on retrouvera tout au long de ce premier volet : nymphes à la fois larves naissantes et sirènes qui envoûtent de leur chant trompeur. On connaissait la métaphore de la chasse à l’homme, Lars Von Trier nous propose celle de la pêche aux poissons, non sans humour. La mobilisation de ces métaphores crée le fil rouge du film, où le comprendre et le raconter ne cessent de s’imbriquer l’un dans l’autre.
Dans ce que Freud nomme la recherche de l’encore et de l’en-corps, la perception des rapports se fait de plus en plus esthétique : de la métaphore biologique des poissons à la métaphore artistique de la symphonie musicale, au delà de voir la nymphomanie comme une addiction maladive, elle s’impose peu à peu comme une éthique de vie que Joe perçoit comme l’élaboration d’une symphonie, qui, loin d’une simple accumulation de voix, révèle la progression d’une voix tenue du début à la fin de sa vie. Et telle est sa quête psychanalytique, qui nous donne à entendre une réflexion en cours d’élaboration, et nous fait tendre vers la résolution d’un problème par la plongée dans un passé douloureux mais non totalement révolu. Sublimation effectuée, davantage que par des images, par des théories qui présentent le rapport sexuel comme un acte de pouvoir féminin et comme une recherche perpétuelle d’un absolu comme remède à toute vacuité. Somme toute, comme une sorte de tableau de chasse qui ne serait pas vain. A ce titre, le personnage est fascinant en ce qu’il mêle une lucidité sur ces pratiques, mêlée à un ordre plus instinctif, faisant de lui-même victime et bourreau, dans une dualité mise en valeur par les deux actrices et par leur profonde duplicité, entre cynisme et innocence (magnifiquement interprétée par la douce Stacy Martin).
Mais le vieil homme, à force d’énoncer des théories, finit par prendre un aspect un peu rébarbatif, alors même que les premières minutes du film nous invitaient à davantage nous attarder sur nos sensations. Il en va de même pour le personnage de Charlotte Gainsbourg, qui, devant la facilité de ses confidences et l’omniprésence de son auto-flagellation, perd peu à peu de son aura mystérieuse. En ce sens, le film aurait parfois gagné à être plus implicite – à la manière de l’incompréhension générale et irrésolue qui règne dans Jeune et Jolie de François Ozon. Sans parler de la maladresse et du mauvais goût du Lars Von Trier qui prend place en son personnage le temps d’une différenciation entre antisionisme et antisémitisme, en réponse aux polémiques suscitées un an plus tôt au festival de Cannes…
Ainsi, si un rythme puissant est imposé dès la première scène par l’image d’une femme gisant à terre et par l’explosion musicale de Rammstein au beau milieu du silence, le film traîne ensuite en longueur : scènes répétitives et alternance binaire monotone entre le présent et le passé rajoutent au film vingt bonnes minutes qui n’étaient pas nécessaires, marquées par le cynisme et la vacuité des expériences sexuelles répétitives. Heureusement, l’omniprésence du sexe violent et le sentiment tragique qu’a Joe de sa propre existence sont ponctuellement désamorcés par l’humour. Par des modes hétérogènes de narration d’abord, où des séquences explicatives empruntent aux documentaires animaliers ou aux démonstrations géométriques, amorçant un changement brutal de registre à la suite de plans rapprochés d’un visage plein de bleus qui oblige le regard à se confronter à la douleur. On retrouve également cette légèreté dans les démarcations formelles fortes que sont les titres des chapitres aux écritures bariolées, qui font d’emblée penser au cinéma de Tarantino. Enfin, Lars Von Trier restaure l’insouciance du jeu présente dans tout acte de séduction ou de manipulation lors une chasse à l’homme dans un train, réel manuel féministe sur la méthode à suivre pour séduire efficacement les hommes, perçus comme faibles et sans volonté face aux appâts féminins. La scène avec Uma Thurman mêle pour sa part avec brio tragique et comique en une tirade pathétique et hallucinante d’absurdité. Scène rassurante en ce que montrant un trop plein d’émotions, elle met fin à l’insensibilité et la froideur dominante des personnages.
Finalement, entre la femme qui se présente comme démentielle pécheresse et son confident qui tente de restaurer son estime d’elle-même, quelle place pour le père, cet espace de l’entre-deux ? Situées dans le passé, mais non sexuelles pour autant, les scènes père/fille font figure d’exception, aussi bien par la nature de la relation, d’ordre familiale et non plus sexuelle, que par le lieu onirique de leur temps passé ensemble -la forêt- et le traitement de l’image, en noir et blanc lors de la dernière entrevue de Joe et son père. Comme si cette scène de décès annonçait d’emblée qu’elle serait charnière. La mise en avant d’une relation idyllique avec le père, si elle peut sembler plate et gratuite, possède un rôle précieux dans la construction du personnage. Le fait que leurs liens soient non conflictuels nous évite de tomber dans l’écueil d’une explication psychanalytique liée à une forte carence affective. Pourtant le film parvient très bien à installer une atmosphère malsaine entre les deux personnages, qui dérange et nous interroge, de par l’alternance de scènes sexuelles et de scènes familiales. L’épisode de la mort du père est à ce titre exemplaire en ce qu’elle révèle, intimement mêlés en un seul personnage, l’humanité de la jeune fille, mais également sa profonde perversion – qu’on constate à sa réaction physique devant le cadavre de son père.
Quelles perspectives sont alors ouvertes pour un deuxième volet? La première attente concerne biensur le point de fusion entre le présent et le passé, où se posera la question d’une éventuelle guérison, mais aussi celle de la nature de la relation que Joe entretient avec l’homme qui l’accueille : tantôt fondée sur le schéma père/fille, tantôt psychanalyste/patiente, cette relation sera-t-elle, à son tour, pervertie ? Pourrait se profiler également la possibilité d’un échange réciproque de mémoires, alors même que le mystère tourne encore autour de cet homme dont on ne connaît presque rien, si ce n’est sa passion pour la pêche.
Enfin, les fils de la construction de l’histoire de Joe sont très apparents, beaucoup trop mêmes. Dans la chambre où elle est accueillie, tout lui rappelle son passé : une fourchette posée à côté d’un gâteau, la légende « Mrs. H » sur un tableau ; tout concorde avec les moments clés de son parcours de nymphomane. Trois possibilités me semblent pouvoir expliquer ce qui peut de premier abord passer pour une maladresse lourde :
- Il pourrait s’agir d’une manière d’introduire la notion de destin en présentant la rencontre de la jeune femme et du vieux personnage comme inéluctable, par des situations symboliques les reliant. A moins que, à l’image du trou noir qui débute le film, les personnages aient été liés par le passé sans que Joe se le remémore.
- Ce pourrait être une façon de figurer le personnage obsessionnel qu’est Joe, dont tous les éléments alentours la ramènent à un passé douloureux.
- Dernière hypothèse, peu probable mais pas impossible pour autant : et si la jeune femme, davantage mythomane que nymphomane, se servait des éléments de la chambre qui l’accueille comme toute source d’inspiration à un scénario qu’elle invente de toutes pièces au fil du récit ?
Autant de pistes ouvertes qui nous font constater combien Lars Von Trier a du moins réussi à créer un suspense interrogateur.
A suivre…
CMD