Jim Jarmusch signe avec Only Lovers Left Alive un long-métrage envoûtant, où ses personnages – des vampires – déambulent dans un monde contemporain, rock’n’roll et empreint de nostalgie.
Tout d’abord, Only Lovers Left Alive est une langoureuse ode à la beauté, que ce soit celle des images ou celle des corps pâles et fatigués de Tilda Swinton et Tim Hiddleston, magnifiés dans des ralentis ensorcelants. On pense notamment au ralenti sur Eve au début du film qui avance comme une surprenante princesse des Mille et une Nuits. La photographie est exceptionnelle et tantôt enveloppe Eve d’une lumière couleur sable quand elle erre dans Tanger un châle sur les épaules, tantôt d’un bleu électrique à Detroit. La lumière recrée de fictives journées, et rythme le film entre les deux extrêmes du jour et de la nuit.
Mais c’est surtout la musique qui est célébrée. C’est elle qui impose son tempo aux images et leur donne cet aspect contemplatif, parfois languissant. Jarmusch a mixé des références comme Charlie Feathers et des découvertes (Yasmine Hamdan), en passant par ses propres créations au sein du groupe Sqürl. C’est à la musique que les moments d’éclats du film sont dus, comme le morceau solaire et charnel de Yasmine, sublimée par la caméra.
Le film donne ainsi le sentiment d’être une longue danse, une étreinte éternelle de nos deux personnages, enlacés dans le tourbillon des siècles. D’ailleurs, quand Eve énonce de bonnes raisons pour rester en vie afin de convaincre Adam, elle lui cite la danse.
Si la figure du vampire hante les créations artistiques du siècle, c’est parce qu’elle réunit à la fois nos craintes et nos fantasmes, nos tabous et nos mythes. Eve et Adam, rock stars romantiques et suicidaires, s’inscrivent pleinement dans cette tradition du vampire (qui vit la nuit) tout en présentant quelques détails insolites et nouveaux, comme leur curieux manège avec les gants.
Le choix de faire de ses personnages des vampires permet à Jarmusch de jouer sur leur aspect romantique et maladif, mais aussi sur leur rapport au temps, questionné via l’immortalité d’Adam et d’Eve. Le film respecte leur temporalité différente de la nôtre et nous donne ainsi une autre expérience du temps, comme figé. Pensons par exemple à la longue scène qui ouvre le film : on croirait voir un ciel étoilé, puis les images tournent et on s’aperçoit que c’est un vinyle qui nous fait ainsi tourner la tête. Puis la caméra tourne doucement en plongée sur les corps de nos deux vampires, qui semblent se réveiller d’un sommeil de plusieurs siècles.
Le temps est abordé autrement que par la sensation physique que l’on en a (qui est notamment liée au choix du plan-séquence) : c’est aussi un thème central. Eve a par exemple le pouvoir de dater les objets (tel peignoir en flanelle d’Adam aurait donc quelques siècles, de quoi vous rassurer sur l’âge de votre garde-robe), comme pour nous dire que rien n’a changé…
Only Lovers Left Alive est aussi une réflexion sur le créateur, porteuse de beaucoup d’humour dans ses références : Adam devient le “Docteur Faust” pour s’approvisionner en O négatif, puis “Docteur Folamour” ou encore “Docteur Caligari”. Les clins d’œil à Kubrick et Wiene témoignent de la grande culture littéraire et cinématographique de Jarmusch. L’Histoire est revisitée à travers le prisme d’un questionnement sur la célébrité et la postérité, centré surtout autour du couple Marlowe/Shakespeare. Adam nous révèle ainsi, non pas sans malice, que Shakespeare a tout emprunté à son prédécesseur. Dans Only Lovers, le créateur (Adam le musicien prodige) est reclus dans sa tour d’ivoire et angoissé par la célébrité. Que faire si l’art n’est pas apprécié à sa juste valeur – comme Marlowe ?
Le film est également une réflexion sur le monde contemporain, le choix du fantastique étant un habile détour pour mieux interroger nos angoisses actuelles. C’est en effet un monde contaminé que celui d’Only Lovers, sur lequel plane la menace du sang pollué (on voit aisément le lien avec le sida). Même nos vampires supposés indestructibles sont désormais menacés. Ils errent dans un univers où l’hémoglobine fait office de dernière drogue susceptible d’entraîner le plaisir.
Dans cet univers à la dérive, chacun est porteur de velléités meurtrières et est un danger pour son prochain (et pour lui-même). On comprend mieux alors le choix de Detroit, ville-fantôme qui incarne la transformation et la beauté des ruines.
Only Lovers est aussi un film d’amour anticonformiste. La référence au couple biblique est évidente, mais l’amour éternel est présent ici dans sa version rock’n’roll. Comme l’indique le titre, il est beau d’imaginer que seuls ceux qui s’aiment resteraient en vie. Ce couple vieux de centaines et centaines d’années est si fusionnel que le langage leur est accessoire. La complémentarité des deux vampires se ressent jusque dans la couleur de leurs vêtements – Tilda en blanc et Tom en noir. Nos personnages crépusculaires et désabusés, beaux et terrifiants (incroyable Tilda Swinton) sont cependant peu sexués. C’est davantage le « O négatif », consommé comme un vulgaire shoot d’héroïne, qui fait se pâmer nos vampires et entraîne leur jouissance, la tête en arrière.
Le seul point qui peut être reproché au film, c’est la gratuité du regard complaisant qui serait celui d’un dandy narquois. Ces aristos underground que sont Adam et Eve ont un indubitable côté misanthrope (ces « zombies » qui affublent Adam d’un dégoût du contemporain). Mais cette gratuité est aussi à célébrer : c’est celle de l’art, de la musique et du cinéma.
Lucie Detrain