Paterson : derrière l’ennui, une ode à la banalité

Paterson est un film banal. Ennuyeux même. Le long-métrage met en scène la vie de Paterson, chauffeur de bus à Paterson dans le New Jersey, et poète à ses heures perdues. On découvre son quotidien partagé entre sa vie amoureuse avec Laura, son trajet de bus habituel, les textes qu’il écrit, la promenade journalière de son chien Marvin qui se termine par une bière dans le même bar. L’œuvre de Jim Jarmusch est un film sans histoire. Geste délibéré du réalisateur qui invite le spectateur à célébrer la banalité et livre ainsi une ode à la simplicité de la vie quotidienne. Une leçon de vie qui fait de cette semaine, cette « tranche de vie », une expérience bien plus vertigineuse que n’importe quelle aventure cinématographique.

La structure narrative est calquée sur la semaine de Paterson. Il n’y a pas de « péripéties » ou « d’élément perturbateur » qui pourrait lancer le récit. Seulement un film en sept actes pour les sept jours de la semaine, dont aucun événement saillant ne se dégage. Le réalisateur en vient même à narguer le spectateur en lui faisant croire que « l’élément perturbateur » du film est enfin en train d’advenir, rompant ainsi la monotonie du scénario et du quotidien du personnage. Mais, finalement, rien. Le bus que conduit Paterson tombe en panne en pleine rue ? Il appelle le dépôt et un autre bus arrive pour prendre le relai. Une bande de jeunes l’interrompt quand il promène son chien pour l’avertir des risques du kidnapping de bulldogs, une race extrêmement prisée ? Paterson tourne en dérision le « dognapping » et rien ne vient punir sa négligence. Un amoureux transi menace de tuer la femme qui l’a éconduit dans le bar où Paterson termine sa journée ? Le pistolet du jeune homme tire des balles en mousse. Un pétard mouillé au sens propre comme au figuré.

Paterson, un protagoniste (hors) du commun

Le réel du personnage est ordinaire. Tout ce qui est susceptible de le faire sortir de son petit quotidien n’est qu’un amas de possibilités irréalisées. L’événement n’advient jamais pour Paterson, qui porte le nom de la ville qu’il n’a jamais quitté de sa vie. Comme un éloge du cocon, du foyer et de l’anti-aventure personnifié. Le spectateur est ballotté entre ce quotidien monotone et la plongée répétée dans l’imaginaire de Paterson qu’il déploie lorsqu’il écrit ses poèmes. Coïncidence pleine de sens : Paterson est aussi la ville de tous les poètes, de William Carlos Williams à Allen Ginsberg. Dans ses textes, le chauffeur de bus revient sur sa relation avec Laura et leur vie commune. Ces poèmes deviennent la caisse de résonance de sa vie. À la banalité de son existence répond la fulgurance de son imaginaire.

Rêveur, Paterson ne semble pas toujours présent. Pas toujours engagé. Surtout pas avec Laura, sa « moitié » dont les lubies éphémères – du magasin de cupcakes à la musique country –, et les « tartes secrètes » au goût douteux, le laissent secrètement perplexe. Pourtant, il l’aime profondément. Un amour intime, dissimulé, presque honteux parce que terriblement commun. « J’aime penser à d’autres filles parfois, » écrit-il dans un des poèmes de son carnet, « mais la vérité, c’est que si tu me quittais je m’arracherais le cœur. » Il l’aime. Chaque matin, il se réveille à ses côtés et l’embrasse. Laura est ce réel, cet implacable réel sur lequel ses fantasmes viennent se heurter joyeusement.

Paterson de Jim Jarmusch, 2016

Paterson nous délivre le plus beau, le plus profond des messages qu’un film puisse délivrer. Un éloge du banal. Ce banal coincé à la frontière entre le rêve et la réalité. Paterson écrit des poèmes dans cette petite ville du New Jersey qui, en plus de porter son nom, a vu émerger le célèbre auteur William Carlos Williams. Sûrement le protagoniste y voit un signe et se rêve en digne héritier du poète. Pour autant, il procrastine quand sa femme le supplie de faire des copies de ses textes pour les publier. Jusqu’à ce que le mauvais sort s’abatte : son chien Marvin dévore son carnet. De tous les poèmes qu’il a écrits, il ne reste rien. Le film se termine après que Paterson a trouvé un nouveau carnet. Finira-t-il par publier ses œuvres ? Non. Faut-il qu’il le fasse ? Si le film est ambigu et semble « punir » Paterson de ne pas avoir fait de copies de ses textes en les détruisant tous, il le conforte aussi en lui montrant que l’acte de création est plus important que la postérité.

Paterson ne sort donc délibérément pas de la monotonie de la vie quotidienne. Le film ne se termine pas le dimanche de la semaine qui s’est écoulée, mais le lundi de celle qui suit. Les jours défilent, les poèmes disparaissent et les rêves changent : un jour Laura veut ouvrir un magasin de cupcakes, un autre elle se rêve chanteuse de country. Seuls restent ces réveils matinaux, autant de rappels au réel. L’œuvre invite son spectateur à reconsidérer la banalité de la vie : une vie n’est pas moins belle parce qu’elle est banale, un amour n’est pas moins beau parce qu’il est ordinaire, un poète qui ne publie rien n’en est pas moins un poète.

La banalité, la source du bonheur ?

La banalité finit même par devenir ce à quoi aspire l’Homme qui n’est pleinement heureux que lorsqu’il rêve en parti sa propre vie. Le succès d’un poète ? Le « dognapping » d’un chien ? Le suicide d’un amoureux transi ? Tout ceci n’a de sens que transposé dans le monde des rêves. Paterson, parce qu’il célèbre la banalité de sa propre vie, apprend à faire la part des choses entre ce qu’elle peut lui offrir et ce qu’elle ne peut pas. Il est alors, par intermittence, pleinement dans le réel, comme quand il écoute avec plaisir les conversations des passagers de son bus, et pleinement dans le rêve, comme quand il écrit des textes qui le coupent momentanément du monde qui l’entoure.

Le long-métrage de Jim Jarmusch porte un regard des plus sereins sur la vie telle qu’elle est réellement vécue. En découle un film qui n’est ni triste, ni joyeux, mais pénétrant. Cela grâce à la justesse métaphysique de son enseignement : la vie doit rester banale pour être pleinement vécue. L’esprit doit rester vierge pour être véritablement libre et la poésie inachevée pour être éternellement vivante. Paterson se délecte de la monotonie de sa propre vie. Il célèbre les jours qui passent et se ressemblent tous parce qu’un jour qui n’est pas comme les autres peut aussi être le dernier. A l’inverse, une journée comme les autres reste une journée nouvelle. L’acte de commencer l’écriture d’un poème est alors plus important que celui de l’achever. Ce sont les mots du mystérieux voyageur qui remet à Paterson son nouveau carnet : « Parfois une page blanche présente plus de possibilités. »

Pierre-Yves Georges

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