1961, Keisuke Kinoshita réalise Un amour éternel. Un mélodrame, un triangle amoureux des plus savoureux : Sadako et Takashi sont tous deux issus de familles de paysans, ils s’aiment. Mais la belle Sadako est convoitée par Heibei, fils d’un grand propriétaire terrien. Ce dernier, fort de sa classe sociale dominante, force le mariage entre lui et la belle. Dès lors, la femme qui ne demandait qu’à vivre un amour simple nourrira une haine indélébile envers l’homme qui lui a volé son bonheur.
Ce film est divisé en une introduction et cinq chapitres d’une vingtaine de minutes qui s’enchaînent chronologiquement couvrant chacun un épisode de la vie de Sadako des années 1932, 1944, 1949,1960 et 1961. Quel est le point commun des cinq chapitres ? Cet air de flamenco rapide, ces castagnettes qui s’emballent, comme la vie des personnages. Le flamenco n’est pas une évidence dans les films de l’époque : la musique traditionnelle japonaise y est encore largement utilisée.
Ce narrateur aussi, ce chanteur qui compte la vie des hommes et des femmes d’ici-bas. Il est présent à chaque fin de chapitre et pose sa voix sur la musique avant le fondu au noir qui marque la fin du chapitre. Alors, au son de cette voix, le spectateur sait que quelque chose vient de se jouer ; que c’est la tyrannie du moment vécu par les personnages qui règnera sur toute l’éclipse, en attendant le prochain chapitre.
La voix est discordante, dissonante ? Oui c’est normal. Le flamenco, c’est européen, c’est occidental. Le compteur, lui, est japonais : Sa présence est une tradition dans l’art japonais, tradition issue des benshi, ces artistes qui chantaient et racontaient le cinéma lorsqu’il était muet, incapable de parler pour lui-même.
Dans un amour éternel, il y a au-delà de la rencontre de deux modes musicaux, la rencontre de deux temporalités : la spiritualité asiatique est porteuse d’une temporalité circulaire, du temps long. C’est une temporalité de l’épisodique, vouée à se répéter, qu’effectivement on retrouve dans le film avec les chapitres. Mais l’apport occidental, c’est celui de la ligne droite. Le drame qui se répète n’est pas voué à se répéter éternellement, non. Le drame qui se déroule sous les yeux du spectateur se déplie, cours, comme les personnages, à une allure de dératé, comme les castagnettes. Et finalement les cinq drames qui lient cette histoire se fondent dans le flamenco en une seule tragédie, bien unique et en cela exceptionnelle et digne du plus grand intérêt : celle d’un amour perdu pour de bon et qui, pourtant, reste éternel.
Gaël Flaugère