Difficile de passer après le chef d’oeuvre qu’est Old Boy. Si le Sympathy for Lady Vengeance de 2005 souffre quelque peu de la comparaison, le film qui clôture la trilogie de la vengeance du pionnier de la nouvelle vague sud-coréenne Park Chan-Wook se défend plutôt bien avec les armes qu’il possède. Comme pour les opus précédents, le film s’apparente à une tragédie grecque mais Park Chan-Wook approche le thème de la vengeance sous un regard nouveau. Le film se place sous le signe de l’humour noir et du kitsch pour traiter de sujets sensibles et macabres. Lee Geum-ja s’impose ici comme la Lady Vengeance, après avoir passé 13 ans en prison pour un crime qu’elle n’a pas commis : le kidnapping et le meurtre d’un jeune garçon. Dans ce dernier volet, la vengeance est bien un plat qui se mange froid, mais à quelle sauce la déguste-t’on ?
Entre tragédie et comédie noire kitsch
Lady Vengeance est la parfaite alliance entre sublime et grotesque, mêlant sa tragédie grecque au kitsch que l’on n’attend pas dans ce registre. On décèle ce dernier notamment dans les effets spéciaux, qu’il soit dans l’auréole survolant la tête de Geum-ja, dans la scène du rêve de la vengeance tant attendue avec la tête d’homme dans un corps de chien, ou encore dans la photographie de Jenny qui, comme tout droit sortie d’un Harry Potter, se meut pour grimacer. Cet alliage de sublime et de grotesque, ou de tragédie et de kitsch, se perçoit plus particulièrement dans la scène où Geum-ja se confesse à sa fille Jenny. Les deux personnages s’effacent de tout contexte réaliste de sorte que l’héroïne se retrouve en gros plan, sur un fond rouge artificiel très kitsch pour avouer ses péchés. La traduction en anglais de la confession est faite par le meurtrier, Baek, de sa voix la plus monotone possible, ce qui crée une dissonance troublante. Le film s’inscrit dans la trilogie de la vengeance qui est une grande tragédie grecque et ce troisième acte n’échappe pas à la règle : une personne ordinaire est conduite à des extrêmes extraordinaires pour se venger de l’injustice qui lui a été causée. La tragédie est renforcée par la sublime bande originale de Lady Vengeance, qui surclasse même celle que l’on découvrait dans les volets précédents, composée par Jo Yeong-wook et Choi Seung-hyeon. Grandement inspirée par Vivaldi, cette musique symphonique au clavecin et au violon porte l’oeuvre avec force et souligne le drame terrible que subit inéluctablement Geum-ja. Mais le film frôle souvent le pathos et le sentimentalisme notamment avec les gros plans sur le visage ruisselant de larmes de Geum-ja qui demande pardon à sa fille, sur fond de violons. On notera que les scènes entre mère et fille sont celles qui suscitent majoritairement le pathos, et principalement avec la scène finale.
Ce qui est intéressant dans le film, c’est le décalage qu’il produit en introduisant une dimension comique, ou plutôt de comédie noire pour traiter de sujets qui à première vue, ne s’y prêtent pas. Sans la comédie noire, Lady Vengeance perdrait beaucoup d’intérêt car son scénario n’est pas des plus originaux. Seulement, ce mélange entre humour et drame est parfois si radical qu’il est difficile de s’attacher vraiment aux personnages et de ressentir de l’empathie à leur égard. Le spectateur ne sait plus où il doit se placer : doit-il rire ou pleurer ? D’autant plus que le scénario est alambiqué, entre les flashbacks, les portraits des camarades de prison de l’héroïne, son plan de vengeance au présent, la confusion règne. Park Chan-Wook sert à boire et à manger dans ce film qu’on pourrait qualifier de « fourre-tout » tant il essaie d’aborder différents sujets, quitte à se perdre dans son schéma narratif.
Il n’en reste pas moins que Lady Vengeance excelle dans l’art de l’humour qui se manifeste par le montage et l’utilisation de plans larges surprenants. La dispute entre Geum-ja et Jenny qui supplie sa mère de l’emmener en Corée du Sud est suivie par une scène, amenée sans préambule, où l’enfant regarde l’objectif dans un plan fixe large, couteau au cou, menaçant de se suicider si ses désirs ne deviennent pas des ordres. Park Chan-Wook utilise le morbide pour le rendre drôle et il atteint son apogée avec la scène du meurtre collectif. Les gros plans qui transpirent le pathos laissent place à des plans d’ensemble fixes pour installer une certaine distance et y ajouter une certaine touche d’absurde.
Le rouge et le blanc
On ne pourra pas reprocher à Lady Vengeance sa mise en scène léchée à l’allure baroque et le goût de l’esthétique prononcé de Park Chan-Wook, bien que celui-ci ne soit plus à prouver. Chaque plan est soigneusement travaillé, rien n’est laissé au hasard, et visuellement parlant, Lady Vengeance est une claque. Haut en couleurs, le film se distingue ainsi de Old Boy et ses nuances de verts qui retranscrivaient à l’écran les sentiments de malaise, de déconstruction et de chaos qui émanaient du film. Au contraire, Park Chan-Wook préfère ici les couleurs éclatantes et chatoyantes qui flirtent avec le kitsch et qui font tout l’intérêt du film. Il n’est ainsi pas la pâle copie de ces deux prédécesseurs que l’on aurait pu craindre étant donné l’intrigue peu originale promise par le synopsis.
Parmi cette palette de couleurs, deux détonnent particulièrement. Dès le générique, le rouge et le blanc annoncent la couleur et se retrouvent au coeur de l’oeuvre. Des couleurs maîtresses, on en conviendra, très peu subtiles avec un rouge qui représente métaphoriquement la violence tandis que le blanc stimule l’imaginaire de l’innocence. Mais concernant les symboles, Park Chan-Wook ne fait pas dans la dentelle, c’est tout l’entreprise du kitsch assumé dont le film fait preuve. Geum-ja est en effet partagé entre vengeance et rédemption, rouge et blanc, qui sont dessinés sur le visage même de l’héroïne aux paupières pourpres et au teint pâle. Elle est à la fois ange et démon. A l’affiche comme à l’écran, elle apparait comme l’incarnation de la Vierge Marie, mais elle se révèlera être une Vierge Marie peu catholique. Lee Young-ae prête magistralement ses traits séraphiques à Geum-Ja. La scène d’ouverture peint ainsi un portrait angélique de l’héroïne à travers le récit d’une procession religieuse chrétienne et de son pasteur, habillés de rouge et de blanc, signifiant dès le départ le conflit intérieur qui règne chez la jeune femme. La dimension chimérique dans laquelle le spectateur est plongé s’arrête net suite à ce portrait magnifié avec un gros plan sur le visage sans expression de l’héroïne qui balance un « allez tous vous faire foutre » contrastant manifestement avec la représentation de sainte établie quelques secondes auparavant. Cette contradiction se développe tout au long du film car la jeune femme ne recherche pas seulement la vengeance mais aussi la rédemption et on le voit rapidement avec la scène du yubitsume, pratique consistant en l’auto-ablation de l’auriculaire utilisée par les yakuzas pour présenter des excuses à ceux qu’ils ont fait souffrir.
Dans une version alternative, préférée par le réalisateur, les couleurs s’effacent progressivement suite à l’assouvissement de la vengeance pour livrer un final en noir et blanc. Un noir et blanc censé représenter l’expiation des péchés de l’héroïne mais aussi peut-être, sa décomposition intérieure. Une fois la vengeance réalisée, que lui reste-t’il ? pourquoi se sent-elle toujours si vide ? Cette version alternative soulève plusieurs interrogations et illustre d’une manière évidente, toute la problématique autour de la vengeance, cette justice que l’on se rend soi-même qui, au final, ne comble pas le vide intérieur.
La vengeance est un plat qui se mange froid
Dans Lady Vengeance, la vengeance est bel et bien un plat qui se mange froid : soit après 13 ans d’incarcération, le temps de bien ruminer et de la planifier méticuleusement. Or, comme dans le volet précédent, on retrouve surtout la thématique du plat. On se souvient de la scène choc de Old Boy : Oh Dae-su dévorant à pleines dents un poulpe vivant dans un restaurant après avoir recouvert sa liberté. Dans Lady Vengeance, le générique est encore une fois annonciateur et révélateur des enjeux du film. Avant Dexter et son générique anthologique, Park Chan-Wook associait déjà gastronomie et meurtre avec un zeste d’onirisme. En plans serrés, on suit l’itinéraire d’une main, en apparence innocente, qui cuisine. Couteau tranchant, eau bouillante, mains pétrissant brutalement la pâte, farine maculée d’un coulis rouge qui s’apparente étrangement à la couleur du sang : assiste-t’on réellement à une scène de cuisine ou à un massacre ? Ici, le blanc et le rouge s’entrelacent déjà sur le plan culinaire pour former un mélange aussi appétissant que dérangeant.
Le film reprend l’adage du gastronome français Jean Anthelme Brillat-Savarin « Dis-moi ce que tu manges, je te dirai ce que tu es ». Nous sommes ce que nous mangeons, on ne mange pas juste un aliment, on mange ce qu’il représente. Park Chan-Wook restaure la notion symbolique de la nourriture à travers son oeuvre, et notamment dans ce dernier volet qui place en filigrane la cuisine au centre du film. Lorsque la procession religieuse offre du tofu à Geum-ja lors de sa sortie de prison, l’aliment est présenté comme « blanc, symbole de pureté ». En renversant l’assiette, l’ex-condamnée refuse en réalité la rédemption. Tant qu’elle ne se sera pas rachetée de ses péchés, et tant qu’elle n’aura pas vengé le meurtre dont elle a été involontairement complice, elle ne se considère pas digne de ce tofu symbolique. Ce tofu, allégorie de l’innocence, s’oppose au gâteau d’anniversaire servi suite à la scène de vengeance : un gâteau noir, cynique, qui trône au milieu de la table, et dont les meurtriers se délectent. Utiliser le noir et le blanc, tel le ying et le yang, c’est aussi faire preuve de peu de subtilité pour peindre un portrait dichotomique de la vengeance.
Le film se termine comme il a commencé : avec un gâteau blanc, signe de rédemption et de pureté, cette fois offert par l’héroïne pour sa fille. « Be white, live white » : ce n’est pas un slogan publicitaire raté mais bien la phrase que la mère dit à sa fille pour l’inciter à ne pas refaire ses erreurs du passé. « More white » répond l’enfant, la tête vers le ciel, bouche grande ouverte pour attraper les flocons de neige. On l’aura bien compris : le blanc, c’est l’innocence retrouvée mais encore une fois, Geum-ja s’y refuse tragiquement. Le gros plan sur son regard éperdu et son visage sur lequel les flocons se posent sans qu’elle ne les absorbe est significatif. Du gros plan, on passe abruptement à un plan large fixe alors que l’héroïne plonge brutalement sa tête dans le gâteau, lançant une sorte d’appel à l’aide. Sa vengeance est accomplie, et ce violent plongeon dans le gâteau est le dernier cri de détresse étouffé de la jeune femme, qui veut à tout prix recouvrir son innocence mais qui n’y parvient pas.
Lady Vengeance ferme la marche, et propose peu subtilement une vengeance décalée, à la fois brutale et absurde, qui peine toutefois à réellement émouvoir son spectateur. Dans cette trilogie de la vengeance, si Old Boy est le plat de résistance, Lady Vengeance en est le dessert doux-amer qui pourra rebuter les petits appétits comme il satisfera les plus gourmands d’entre nous. Un film à prendre au second degré, dont il vaut mieux embrasser l’univers de comédie noire au risque d’être déçu et de n’y percevoir qu’une redite de la trilogie.
Lisa Eliet