Un film, au fond, qu’est ce que c’est ? Une idée, et les moyens de la concrétiser.
L’idée, c’est celle du cinéaste qui déjà petit garçon créait des histoires dans sa chambre en mettant en scène ses peluches, tyrannique et inventif (et au fond, les réalisateurs les plus connus ne sont-ils pas toujours des enfants créatifs à qui on aurait donné des jouets plus conséquents ?), et les moyens, ce sont des corps de métiers qui se mettent au service de l’idée, et plus folle l’idée plus compliquée la tâche. L’éléphant de Baz Lurhmann pour Moulin Rouge, les palais et les processions du Cléopâtre de Mankiewicz, les vaisseaux spatiaux de Star Wars : rien d’autre que des rencontres entre des fous, celui qui y a pensé, celui qui a pu le financer, et celui qui a su le construire.
Et comme quand, enfants, on bridait leurs envies (« Non George, tu ne vas pas encore changer la salle de bain en Faucon millénaire ou je ne sais pas quoi »), parfois leurs projets se heurtent à des obstacles, financiers ou matériels : un producteur leur refuse un décor qui pour une ou deux scènes, certes magistrales, rendrait le budget du film équivalent au PIB du Kazakhstan ; ou bien un chef décorateur tourne les talons en maugréant que non, vraiment, refaire la Sagrada Familia dans le studio 7 en une semaine, ça va pas être possible.
Et quand les réalisateurs veulent investir la ville et en faire le théâtre de leurs idées, la tâche n’est pas plus aisée: obtenir une autorisation pour tourner dans les lieux les plus célèbres, ou bien modeler à leur guise une rue ou un quartier… Ils retrouvent, comme tout petits, une envie interdite de dessiner sur les murs. Car tout n’est pas comme ils le souhaitent, mais on ne touche pas à une ville comme à un studio de cinéma !
Face à l’obstacle, petits garçons, ils partaient bouder. Grands enfants, ils passent outre :
voici l’exemple d’un réalisateur qui brouille la limite entre l’obstination stérile, et le courage créatif.
Retour dans le passé : Le silence de la Mer de Jean-Pierre Melville
Lorsque Jean-Pierre Melville se met en tête d’adapter Le Silence de la Mer de Vercors, nous sommes en 1947, et il est loin d’être le réalisateur reconnu et admiré qu’il est aujourd’hui. Ce film incroyable n’est dû qu’à son acharnement, et à son entêtement d’enfant face à l’obstacle.
Il n’obtient pas les droits d’adaptation de la nouvelle, mais se lance tout de même dans la réalisation, jurant à l’auteur que l’unique copie du film sera présentée à un jury d’une vingtaine de résistants : si une seule voix s’élève, la pellicule sera détruite.
L’auteur prête cependant sa maison à Melville pour le tournage, cette même maison où Vercors, pendant la guerre, a dû héberger un officier allemand dont l’affection pour la culture française lui a inspiré le héros de sa nouvelle. Le tournage y est chaotique, compliqué, et manque souvent de prendre fin brutalement.
Ayant refusé de se syndiquer après la guerre, Melville n’a pas de carte d’assistant réalisateur ; il n’est pas reconnu par le métier, et n’a pas obtenu d’autorisation de tournage du CNC pour le film, qui comprend pourtant des séquences d’extérieur…
Celles-ci sont tournées clandestinement, à la sauvette. Melville recrée sans prévenir la France sous l’Occupation : il déroule des banderoles à croix gammée sur des bâtiments ou les accroches aux lampadaires, installe des panneaux de direction écrits en allemand ou d’autres avec marqué « Interdit aux Juifs », et fait jouer dans le village où se déroule l’intrigue et même dans un Paris encore fraîchement libéré un acteur déguisé en officier nazi…
Au sortir de la guerre, alors que les blessures et les traumatismes sont encore vifs, les habitants sont pétrifiés lorsque, sortant de chez eux, ils voient comme il y a à peine quatre ans un gradé nazi déambuler dans des rue ornées de svastikas et d’indications en allemand.
Ce braconnage de Melville va énormément inspirer les futurs réalisateurs de la Nouvelle Vague, et ce qui était au départ une contrainte économique et administrative devient en réalité l’âme du film, qui a conquis son jury d’appréciation et a été approuvé par l’auteur lui même. (Plus précisément, une seule voix, celle du directeur du Figaro, Pierre Brisson, s’est élevée parmi les 24 résistants du jury, mais ce dernier ayant avoué être très vexé d’avoir été convié à la dernière minute, Vercors a choisi de ne pas prendre son opposition en compte.)
C’était le premier long métrage du réalisateur, et le point de départ de sa prestigieuse carrière.
Le film ne fut possible que grâce à son opiniâtreté et son ingéniosité : il impatiente deux chefs opérateurs à la tâche qui quittent le tournage, tourne avec un matériel très limité et précaire, et utilise une vingtaine de types de pellicules différents qu’il parvient à faire développer en faisant jouer des solidarités entre anciens Résistants…
Melville a arraché la ville aux autorités et même à ses habitants pour la replonger dans un passé que tous voulaient oublier, faisant ainsi écho au propos du film qui ose poser la théorie dérangeante du « bon soldat nazi » – ce qui avait valu à Vercors pas moins que des accusations d’écrire pour la Gestapo. Si peu de temps après la guerre, ça rend Le Silence de la Mer aussi moderne et courageux que ses méthodes de tournage.
Gradés nazis et panneaux en allemand (tout à gauche)
Oui, Melville a désobéi à toutes les interdictions, mais après tout, comme le disait Anatole France, cité dans le film : « Il est beau qu’un soldat désobéisse à des ordres criminels »…
Ambre Chalumeau