White Building ou les souvenirs détruits

Le Cambodge et Phnom Penh sont des lieux où grandit une modernité galopante qui, aux mémoires lentement bâties par le temps, ne laisse plus que des champs de gravât sur lesquels se bâtissent des casinos sans passé. Car c’est là le destin du White Building, une immense barre d’immeuble construite en 1963 au centre de la capitale cambodgienne et symbole du passé colonial du pays. C’est dans cet immeuble que grandit Samnang, joué par Piseth Chhun, auprès de ses parents et de ses amis avec lesquels il danse sans relâche pour se produire dans les restaurants de la ville. Cependant, le monde dans lequel il a grandi change avec l’annonce de la destruction du White Building. Lieu d’une vie heureuse débordant les couloirs, cette nouvelle et les offres de rachat proposées aux habitants pour pouvoir se reloger créent des dissensions au sein de communauté. La maladie de son père et le départ pour l’étranger de son meilleur ami achèvent de changer définitivement la réalité de Samnang qui doit désormais lui-même évoluer et de ces destructions, grandir et devenir adulte.

Samnang et son père malade

En liant le destin d’un jeune homme, Samnang, au récit de la destruction de l’immeuble où il habite, le White Building, le réalisateur cambodgien Kavich Neang raconte un pays jeune qui connaît des bouleversements rapides caractéristiques d’une forte croissance économique. L’héritage des traditions des parents, le souvenir de la dictature khmère et de son génocide, le bouddhisme et le rôle des esprits dans les croyances cambodgiennes, la vie communautaire, tout ceci constituent l’expérience culturelle quotidienne dans laquel grandit Samnang. Et pourtant avec la destruction du White Building — comme victoire de la modernité — c’est cette expérience culturelle quotidienne qui s’en trouve affectée en dispersant une communauté qui possédait ses propres structures. C’est aussi des familles qui se trouvent impactées avec des parents obligés de retourner à la campagne et des enfants désirant les villes lumineuses.  

À travers ce premier long-métrage, le réalisateur Kavich Neang se raconte puisqu’il a lui-même grandi dans cette immense résidence qui était pour lui « un immeuble unique qui était devenu emblématique d’une époque qui disparaît. On y vivait en communauté, des peintres, des musiciens, des couturières, la porte ouverte sur le couloir. Il y régnait une atmosphère spéciale qui m’a fait grandir en tant qu’artiste. » On peut le sentir à travers le regard singulier du réalisateur, ayant lui-même grandi dans ce White Building qu’il reconstitue dans son film après sa destruction comme un souvenir que l’on voudrait revivre. Et puis il y a la vision qu’il nous offre de Phnom Penh, ville d’Asie et de lumière aux scooters surchargés et aux heures de la nuit aussi vivantes que celles du jour.

Samnang et ses amis dans les rues de Phnom Phen

Un film sur la mémoire et les lieux que l’on vit mais aussi un film assez contemplatif sur un jeune homme qui voit son monde être bouleversé. Une très belle découverte.

Lucas Ryser


Interview du réalisateur Kavich Neang  par Gauthier et Lucas réalisé après la projection au Méliès à Montreuil

Affiche du film White Building, Kavich Neang

Comment avez-vous filmé le White Building ?

Tout d’abord, ce bâtiment est ma maison, l’endroit où j’ai vécu depuis toujours. Quand j’ai quitté la ville, j’ai ressenti la différence avec le White building, car le nouvel endroit où je vivais était beaucoup plus silencieux et plus isolé. J’ai sans doute voulu dans mon film retrouver cette atmosphère. C’est pour cela que je me suis beaucoup concentré sur mes propres émotions, mes sentiments.

Avez-vous le sentiment d’avoir bien retranscrit la vie dans le White Building ?

Je voudrais sans doute améliorer beaucoup de choses ! Vous savez, quand on écrit le scénario, on a un certain nombre d’attentes. Mais une fois que tu as filmé, c’est ce que tu as et tu dois faire avec.

Quand j’ai découvert votre travail, j’ai pensé à Céline Sciamma et Kechiche, est-ce que certains films ou réalisateurs vous ont influencé ?

J’ai vu « Portrait de la jeune fille en feu », mais je n’ai découvert véritablement l’œuvre de Céline Sciamma qu’après avoir réalisé mon film. J’ai beaucoup apprécié son travail, elle connaît bien le cinéma, la structure du film et donc elle peut se permettre une plus grande liberté artistique. Je ne me compare pas à elle, mais je sais que c’est une grande réalisatrice. J’aime beaucoup ses films et je peux sentir l’esprit qu’elle donne à ses films et la force qu’elle donne à ses personnages d’autant plus que beaucoup de ses acteurs ne sont pas professionnels. Et je comprends cela puisque les acteurs non professionnels ont quelque chose d’authentique et de naturel et quand tu veux faire un film tu veux que les choses aient l’air réalistes.

J’ai vu que Piseth Chhun avait gagné le prix du meilleur acteur à la Biennale de Venise, quel a été votre sentiment après cette consécration ?

Vous savez quoi ? Je ne pensais pas que mon film allait aller à Venise ou ailleurs. Je viens d’un endroit où c’est compliqué de trouver de l’argent pour filmer. Et puis il y avait tellement d’excellents films européens. En plus, il n’y a pas de scène dans mon film où Pisth Chhun joue de manière exceptionnelle et transmet des émotions incroyables. Remporter ce prix m’a laissé bouche bée. Mais pour moi c’est le fruit d’un travail collectif avec les acteurs et l’ensemble de l’équipe. Donc vraiment symbolique pour moi.

Quels sont vos prochains projets ?

J’ai une petite idée. C’est à propos du fossé qui existe entre la jeune génération et l’ancienne génération au Cambodge. Car il y a beaucoup de raisons qui expliquent cette différence entre les parents et les enfants. C’est un thème que j’explore déjà dans White Building, mais que j’aimerai approfondir dans mon prochain film. J’aimerais me concentrer sur la manière dont les enfants deviennent adultes et du fait de ce fossé entre les parents et les enfants, l’absence pour les enfants de guide qui entraîne une génération plus isolée et seule.

Kavich Neang, le réalisateur